Le département de la Défense (DoD) pourrait dépenser jusqu’à 436
millions de $ (environ 330 millions €) sur les 2 prochaines années
fiscales pour acheter de nouveaux chars lourds Abrams (à 7,5 millions de $ l’unité). Des chars que l’US Army ne veut pas.
« Si nous avions eu le choix, nous aurions utilisé cet argent différemment »
a plusieurs fois déclaré le chef d’état-major de l’armée de Terre, le
général Ray Odierno, au Congrès et dans la presse. Rien n’y a fait, les
chars seront commandés et reçus. Comme en 2012, où 255 millions de $
avaient été dépensés pour 42 chars. Dingue, non ?
Du complexe militaro-industriel au complexe politico-industriel ?
Le 17 janvier 1961, à trois jours de la fin de son second mandat, le
président des États-Unis Dwight David Eisenhower prononce un discours
devenu depuis célèbre. Il y met en garde ses compatriotes contre « l’acquisition d’une influence injustifiée, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel ».
Le futur retraité rappelle néanmoins l’absolue nécessité du développement de cet attelage militaro-industriel pour que « la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble ».
Un demi-siècle plus tard, le 15 décembre 2011, le sénateur John Mc Cain
note au Congrès que le conseil de l’ancien président n’a pas été suivi
et que le monstre froid a depuis bien évolué. L’ancien pilote de l’US
Navy durant la guerre du Vietnam, actuel élu de l’Arizona, indique que ce système serait devenu un « military-industrial-congressional complex »
relevant par cette formule la connexion de cet ensemble avec la branche
législative du pouvoir politique américain. Une harmonie entre les
trois branches du triangle Défense – Industrie – État pas toujours
garantie.
Suite à l’absence d’accord au Congrès, les coupes automatiques (sequestration) affectent depuis le 1er
mars le budget fédéral américain pour tenter de réduire le déficit
public. Le DoD doit trouver 42 milliards de $ d’économies d’ici la fin
du mois de septembre, en plus des 487 milliards de $ à économiser sur 10
ans, suite au Budget Control Act voté en août 2011. Le budget
de la Défense américain part de si haut, me direz-vous… Et pourtant, à
très court terme, le niveau opérationnel des unités non-déployés sur les
théâtres prioritaires (Corée du Sud et Afghanistan) devrait être
affecté par une baisse des crédits d’entraînement. De nombreux
contractuels, ayant pour certains un rôle vital dans le soutien
(maintenance, administration, renseignement, etc.) des opérations,
devraient être mis au chômage partiel (« furlough »). Le
lancement de programmes jugés indispensables devrait être rétardé,
tandis que d’autres, jugés pourtant non prioritaires, seront lancés…
Fiscalement, le Congrès fait la pluie et le beau temps
L’achat d’Abrams non désiré n’est, pour une fois, pas de la
faute des militaires, qui ont généralement tendance à demander toujours
plus. Cette fois-ci, ils veulent dépenser autant de précieux dollars des
contribuables américains, mais autrement. Or le Congrès est en
embuscade et ne voit pas la chose de la même façon.
Via les 2 phases (plus ou moins distinctes) de l’autorisation d’un
programme et de l’appropriation des fonds nécessaires, le Congrès a la
haute main sur le budget fédéral (cf. cette étude de Maya Kandel / IRSEM).
Par un truchement plus ou moins habile, il peut décider d’accorder des
sommes à certains programmes et obliger à les lancer, bien qu’ils
n’aient pas été proposés dans le budget prévisionnel d’un département ou
d’une agence. Le pouvoir de contrainte est de facto largement supérieur
à celui d’acceptation ou de refus d’une loi de finances annuel ou
triennal soumise aux votes du Parlement français. Aux États-Unis, un
programme, après avoir été débattu lors d’auditions au sein d’une
commission (dans ce cas, celle des forces armées), est validé en session
plénière, perdu au milieu d’un nombre important d’autres programmes
dont l’immense majorité n’a pas retenu l’intérêt des votants.
Il n’est donc pas rare que des programmes désignés comme des « pets projects »
(« projet de compagnie » ou programmes soutenus par un membre d’une
commission car intéressant sa circonscription) passent discrètement.
Manque de chance, celui des chars Abrams fait du bruit, et cela depuis plus de 2 ans.
Puisque l’US Army vous dit qu’elle n’en a pas besoin
La première variable prise en compte dans le lancement d’un programme est l’intérêt opérationnel. Le char Abrams
(dans ses différentes versions) doté d’un canon de 120 mm est l’arme de
la réassurance en cas de conflit majeur. Utilisé récemment en Irak lors
des deux dernières guerres du Golfe et à quelques unités dans le sud de
l’Afghanistan (par l’USMC), il est déployé notamment en Corée du Sud,
fer de lance de plus de 60 tonnes d’une dissuasion conventionnelle face à une
possible agression de la Corée du Nord. Les 22 derniers chars américains
de ce type ont quitté le continent européen le 18 mars 2013, laissant
cet espace vide de chars américains pour la première fois depuis 69 ans.
Consommateur en carburant (alors que le prix du baril a explosé) et relativement peu engagés, l’US Army
en conserve en nombre (plus de 8.000 au total) mais en garde une majorité sous cocon (près de 3.000 dans le désert en Californie, par exemple), prêts à resservir. Aujourd’hui, avec le nombre et
le type de brigades (d’infanterie, lourde ou Stryker) visés, l’US Army se satisfait de son parc de chars lourds en activité (de 3 ans de moyenne d’âge) et
de sa composition (2/3 des 2.400 chars au standard M1A2SEPv2, le
dernier). Elle conserve un certain nombre de chars d’une version
ancienne (M1A1 : tableaux de bord non colorisés, électronique moins
performantes, communications moins fiables, moindre protection, etc.),
plus simples à utiliser pour des unités de la Garde nationale et de la
Réserve, qui bénéficient de moins de jours d’entrainement. Sans compter les quelques 400 chars (principalement au standard M1A1) du Corps des Marines.
Des intérêts supérieurs et/ou particuliers variables
Une autre variable est prise en compte dans la délivrance de crédits
publics, avec encore plus d’acuité ces derniers temps : une certaine
préférence nationale économique pour garantir un niveau d’emploi
suffisant aux citoyens américains. En effet, la réduction des budgets de
la Défense de 42 milliards de $ d’ici septembre 2013 pourrait conduire,
selon des études commanditées par les acteurs industriels concernés, à
la suppression d’un million d’emplois dans le secteur américain de la
Défense. Ainsi, les élus du Congrès n’hésitent pas à défendre avec force
les emplois de leurs circonscriptions qui pourraient être menacés si
des industriels américains ne recevaient pas des fonds publics ou si des
industriels non américains remportaient des contrats face à des acteurs
américains. En effet, plus de 360 districts sur les 435 que compte le
découpage électoral américain hébergent des industries de l’armement ou
des sous-traitants directs de ces quelques géants de l’armement.
C’est l’axe majeur de la défense, et du lobbying à 11 millions de $
en 2012, sans compter les dons aux membres influents du Congrès, du
maitre d’œuvre industriel concerné, General Dynamics. Ce consortium émarge à la 4ème ou 5ème
place (selon les années) parmi les plus importantes entreprises du
secteur de la défense américaine. La chaine d’assemblage de Lima (dans l’Ohio) de la filiale Land Systems est le 5ème
employeur de la ville avec quelques 700 employés (contre 1.100, il y a
encore 2 ans). Une fermeture de la chaine aurait des conséquences
directes sur ces emplois, et indirectes sur la chaine de sous-traitants
(environ 560, employant 18.000 personnes en 2011). C’est le cas, par
exemple de Verhoff Machine and Welding (aussi dans l’Ohio)
qui réalise notamment les sièges de ces chars, et dont les commandes
sont déjà passées de 20 millions de $ en 2011 à 7 millions en 2012.
25 employés ont du être licenciés.
MAJ 1 : La "Lima Army Tank Plant" est détenue par le gouvernement mais opérée par General Dynamics (type GOCO : "government owned, contractor operated"). A noter que c'est la dernière chaine d'assemblage de chars lourds aux USA.
MAJ 1 : La "Lima Army Tank Plant" est détenue par le gouvernement mais opérée par General Dynamics (type GOCO : "government owned, contractor operated"). A noter que c'est la dernière chaine d'assemblage de chars lourds aux USA.
Ainsi, les représentants (Républicains et Démocrates) des districts concernés, qu’ils soient ou non des adeptes de la réduction des dépenses publiques (« deficit hawks »), montent au créneau. C’est le cas principalement des républicains Jim Jordan et Rob Portman représentant le 4ème district de l’Ohio et du sénateur démocrate Sherrod Brown du 13ème district. Les 40 sous-traitants présents en Pennsylvanie ont aussi trouvés leur défenseur en la personne du sénateur Robert Casey, par exemple. En avril 2012, une lettre signée par 173 membres du Congrès avait été envoyée au secrétaire à la Défense d’alors, Leon Panetta. Le débat dépasse bien le bipartisme, tous unis pour défendre l’emploi américain.
MAJ 2 : la lettre était co-signée par 111 Républicains et 62 Démocrates. Sur les 173 signataires, 137 d'entre eux se sont partagés 2 milliards de $ de dons de General Dynamics depuis 2001. Plus d'informations ici.
Investissements publics et maintien des compétences
Troisième facteur, ces quelques 300 millions € doivent permettre pour General Dynamics
de maintenir encore deux années des compétences industrielles. Pas tant
celles des bureaux d’études (les plus critiques du fait de la haute
valeur ajoutée d’ingénieurs aux compétences rares à retrouver), mais
celles de l’outil de production (ouvriers qualifiés, qui, au chômage,
n’hésiteront pas à aller voir ailleurs). Or, des crédits de R&D sont
déjà alloués aux bureaux d’études de GD pour la réalisation de la
nouvelle version du char Abrams qui doit être livrée à partir de 2017 et que l’US Army attend. Ces crédits d’études pourraient même être augmentés si ces quelques 300 millions de € ne sevraient pas acheter des chars neufs.
Malgré les contrats à l’exportation encore à honorer (pour compléter
les parcs en Égypte (1.000 chars, produits et assemblés en partie sur
place), en Irak (140), au Koweit (218), en Arabie Saoudite (370)), les chaines d’assemblage de Lima devront
fermées sans de nouvelles commandes. En effet, le nombre de chars à
produire ne permettra pas une rentabilité à court terme. Outils de « la
diplomatie du char lourd made in USA » pour influencer les équilibres de
puissance dans certaines régions du monde, les contrats de vente à
l’export de ces Abrams ne suffisent pas à garantir une cadence
minimale. Commandés, les 4 à 5 chars par mois destinés à l’US Army
viendraient aider à remplir les chaines d’assemblage, en plus des 5 par
mois pour l’Arabie Saoudite et des 4 pour Égypte. La production serait
néanmoins bien loin du seuil maximal estimé à 70 unités par mois.
MAJ 3 : les prospects généralement cités sont la Grèce, le Maroc et, dans une moindre mesure, Taiwan.
MAJ 3 : les prospects généralement cités sont la Grèce, le Maroc et, dans une moindre mesure, Taiwan.
Aux difficultés présentés par l’industriel de réouvrir une chaine de
production après 2017 suite aux pertes de compétences jugées
irrémédiables, le général Odierno rétorque que 2,8 milliards de $
pourraient être économisés (ou en partie réattribués) sans commandes
d’ici là de nouveaux chars lourds. En effet, la fermeture des chaines
d’assemblage est estimée à seulement 600 millions de $ environ. Les
fermer n’est pas sans conséquence notamment si de futurs clients, en
nombre suffisant, se font connaître d’ici là et permettent de remplir le
plan charge de l’industriel qui tiendrait jusqu’en 2017 via les
contrats à l’exportation. Encore faut-il que ces contrats soient
remportés. D’où l’agressivité actuellement de General Dynamics, et des industriels américains en général, sur les appels d’offres internationaux.
En guise de conclusion
Pour le secrétaire à la Défense Chuck Hagel, il est donc nécessaire
de se battre pied à pied sur chacun des programmes jugés non
indispensables ou trop couteux par les armées. Alors même que le DoD est
à la recherche d’économies pour financer d’autres agrégats (pour
reprendre un terme français) : Infrastructures, Petits équipements,
Carburants, Activités opérationnelles, etc. En somme, tout ce qui
permet, hors Programmes à effets majeurs ou PEM (les grands programmes),
de s’entraîner et de disposer de forces opérationnelles, en plus d’être
équipées. De garantir la cohérence et l’efficacité d’un système
finalement.
NB : toutes ressemblances avec des faits ayant lieu de ce côté de l'Atlantique ne seraient que fortuites...
Bonjour,
RépondreSupprimerTout le monde avait probablement rectifié, mais je signale une petite coquille.
"les sièges (...) dont les commandes sont déjà passées de 20 millions de & en 2011 à 7 milliards en 2012"
Vues les échelles en jeu, lire 7 M$ (millions), non ?
./.
Bien respectueusement,
Cl'H./.
Plus que merci pour votre vigilance ! coquille corrigée !
RépondreSupprimerF
Rappelons qu'il s'agit pour l'US Army de char remis a niveau, non d'engins neufs.
RépondreSupprimerEn fait, il s'agit des deux d'une certaine façon et le CEMAT essaye de jouer là-dessus justement dans le cadre de négociations.
RépondreSupprimerLe Congrès veut commander des chars neufs (garantie de conserver un maximum d'ouvriers, bien plus que pour de simples modernisations), comme les années précédentes où ce sont des chars neufs supplémentaires qui ont été payés.
Le CEMAT n'en veut pas. Il serait dans le meilleur des cas prêts à moderniser ses anciennes versions. Mais sa position "préférée" est bien : ni chars neufs ni chars modernisés supplémentaires, j'ai d'autres priorités en ces temps de relative disette.