Reprenant les notes prises au fil de l'eau (ou plutôt de la piste) au cours d'une mission de 15 jours dans le Nord du Mali en décembre 2014, le colonel Raphaël Bernard, seul français alors inséré au sein de cette opération de la mission onusienne MINUSMA, livre dans son premier ouvrage "De Sueur et de Sable" un carnet de voyages à découvrir.
Il y retrace les défis opérationnels et humains qu'il a dû relever, mais également des réflexions très personnelles sur le commandement ou la vie aujourd'hui de soldat et officier français. Qu'il soit remercié d'avoir bien voulu répondre à quelques unes de nos questions pour présenter cet ouvrage, qui est encore une belle découverte de la discrète mais riche maison d'édition suisse Le Polémarque.
1/ Tout d'abord, quelles sont les raisons qui poussent à tenir avec beaucoup de régularité ce journal de bord de votre mission de 15 jours au Nord du Mali qu'aujourd'hui vous publiez ?
Il y a un faisceau de raisons qui m’y pousse. Je les détaille dans l’ouvrage mais trois méritent plus particulièrement d’être développées.
Tout d’abord, au moment où nous nous rassemblons ce mardi 9 décembre 2014 à 5h30, je sais au fond de moi que cette mission sera un temps fort de mon mandat au Mali. J’ignore bien entendu ce que ces 1200 kilomètres vont me faire endurer. Pourtant, je saisis tout le côté atypique de ma situation. J’écris donc, dans un premier temps, pour me souvenir de ces moments vrais et éprouvants, comme pour en faire ensuite le témoignage à mes proches.
Par ailleurs, quand je me lance dans cette mission d’une durée initiale de douze jours, j’éprouve des doutes justifiés quant à son issue. Si je suis convaincu du "pourquoi" nous la remplissons, je suis aussi parfaitement conscient des limites du "comment" nous la débutons. Les conditions d’exécution sont en effet largement dégradées par rapport à une mission similaire que mènerait Barkhane. D’ailleurs, ce que me dit le chef des Forces Spéciales françaises à Kidal la veille de mon départ, ne me rassure guère. J’espérais des mots plus optimistes mais la réalité est bien là. Quand je m’élance avec mes dix-sept véhicules, je n’ai ni médecin, ni lot 7 (véhicule de remorquage), ni plaque PSP de désensablage, ni FAC (ndlr : forward air controller, spécialiste du guidage aérien) et je sais que le pire peut être sur notre route, que je puis en être la victime et que notre capacité à faire face est limitée. C’est donc avec une vision un tantinet testamentaire que je rédige chaque jour ce carnet de bord.
Enfin, il convient de souligner le profond décalage entre la vie au désert et le quotidien d’un colonel en fonction. Le désert impose en effet son rythme naturel : allumage des feux à 6h00, extinction de ces mêmes feux à 18h00. Durant les douze heures de nuit, il n’y a plus guère d’activité "occidentale" à conduire : pas de radio, pas de télévision, pas d’ordinateur, pas de téléphone, pas même de lumière… Le dîner partagé, il reste donc un temps conséquent à occuper. Si l’on rajoute à cela mon métabolisme si singulier qui me voit, avec une nuit de cinq heures, rassasié de sommeil, cela laisse beaucoup de temps libre. Or ce temps que l’exercice du métier n’accapare pas directement, j’ai pour habitude de le valoriser. Ce sont donc des conversations avec Tchadiens ou Népalais, des réflexions liées à ma vie, les yeux ivres d’étoiles, et des heures à gratter ce fameux carnet de route qui remplissent chaque soir ces presque six heures.
2/ A la lecture, il semblerait que le désert et une mission insérée seule au sein d'une colonne composée de troupes africaines poussent à la réflexion, notamment sur des sujets très personnels, n'est-ce pas ?
Au sens littéral, le désert s’impose comme un espace "extra-ordinaire". Il nous arrache en effet de l’ordinaire et nous met face à nous-même. C’est en tout cas ce sentiment étrange que j’ai ressenti au Mali pour la deuxième fois de ma vie. La première rencontre avec cet océan de sable eut lieu en 1997, lors d’une mission au Sahara Occidental en tant qu’UNMO (UN military observer). Déjà, j’avais été sensible à cette ambiance envoûtante qui invite à la méditation. Je l’avais également trouvé dans un livre de Théodore Monod que j’avais lu quelques temps après mon retour. Dans Le pèlerin du désert, Théodore Monod écrit : "J'ai eu de la chance de rencontrer le désert, ce filtre, ce révélateur. Il m'a façonné, appris l'existence. Il est beau, ne ment pas, il est propre. C'est pourquoi il faut l'aborder avec respect. Il est le sel de la terre et la démonstration de ce qu'ont pu être la naissance et la pureté de l'homme lorsque celui-ci fit ses premiers pas d'Homo erectus... " Indéniablement, en chaque voyageur, il procède de cette surface plane sans limite humaine visible, de cette voûte céleste débordante d’étoiles, un sentiment universel d’infiniment petit. Les éléments reprennent ici leur puissance et conduisent le voyageur à se questionner naturellement sur des sujets philosophiques, spirituels ou eschatologiques. J’ai été très sensible à ce sentiment et à cet appel. Le stress, le danger et les doutes de la journée ont également exacerbé ce besoin de réfléchir dès la nuit tombée. Ce fut aussi une façon de s’échapper des contingences terrestres en s’élevant dans le monde des idées, des sentiments ou des réflexions…
3/ Cette mission, en étant le seul français, fût marquée par cette grande proximité au quotidien avec ces troupes tchadiennes, ivoiriennes ou népalaises. Quels enseignements tirer de cette expérience finalement pas si fréquente ?
Je retiens une "idée-force" éprouvée par cette expérience de terrain : le style de commandement de notre armée de Terre est un formidable outil de cohésion et d’intégration. Au-delà des satisfactions personnelles, au-delà d’un évident enrichissement culturel, je suis persuadé qu’un commandement de proximité, s’appuyant sur une connaissance quasi-intime de ses hommes, est une clé pour réussir une telle mission. Quand nous nous élançons de Kidal, notre détachement est fortement hétérogène : des "biffins" (ndlr : fantassins) tchadiens, des "sapeurs" népalais, des logisticiens ivoiriens dès Anéfis et un colonel français, chef du PC tactique. Les murs entre chacun de nous sont nombreux : linguistiques, religieux, culturels ou doctrinaux. A contrario, les ponts sont rares : nous portons tous le même béret ou casque (bleus), nous sommes dépendants les uns des autres dans la réussite de cette odyssée et nous avons un chef unique sur le terrain. Osons reconnaitre que la maxime de Newton prend corps ici : "Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts". Le style de commandement à la française permet l’érection de ces ponts du chef vers ses subordonnés comme des subordonnés vers le chef. Il s’agit, sans jamais cesser d’être le chef, id est celui qui, in fine, décide et assume le poids militaire, moral et aussi juridique de la décision, de se rendre disponible auprès de ses subordonnés. Cette proximité et ces échanges sont vertueux à plusieurs égards. Partager ce temps ensemble permet en effet de se connaître, d’échanger, d’écouter et ainsi de ressentir les choses et d’expliquer autant que de besoin. Ce sont ces objectifs que je poursuis chaque soir quand j’entame ma "tournée des popotes" du plot népalais aux foyers tchadiens. Il n’est nullement question d’apparaître comme un COMSECTEUR "sympa" ou "gentil" mais bien de ressentir là où les hommes en sont, ce qu’ils pensent et, le cas échéant, leur expliciter ma vision de la situation et désamorcer leurs rancœurs ; leurs frustrations ou leur haine. En somme, de ce temps en commun et de ces échanges procède une interaction subtile qui leur permet d’asseoir la confiance qu’ils on en COMSECTEUR et me permet pour ma part, de tirer mes hommes vers le haut sans les perdre en route en demandant beaucoup trop. Cette relation permet donc de commander et d’exiger au juste niveau.
4/ Enfin, et alors que votre ouvrage dévoile quelques difficultés et également réussites de cette mission onusienne au Nord du Mali, quel regard porter sur les défis de cette dernière ?
Il est évident que les conditions initiales dans lesquelles nous entamons la mission ne nous mettent pas en main toutes les cartes. Il nous manque des capacités essentielles pour que nous déroulions la mission sereinement avec une parfaite aptitude à répondre à toute éventualité. Pourtant, de ce jeu pauvre en atouts découle une réussite. C’est que deux forces vont nous habiter durant ces quinze jours : une "juste agressivité" et un objectif partagé.
Avec l’humilité du chef qui a conduit la mission, j‘assume que l’état d’esprit dans lequel je lance la mission le mardi 9 décembre matin n’est pas dans l’absolue épure onusienne. Certes, nous ne montons pas vers Tessalit avec pour mission de reconnaître un axe. Nous ne progressons pas non plus en misant sur notre bonne étoile ou sur un créneau de permissions des djihadistes. En vérité, ce que je dis à mes hommes est que notre progression s’opérera sous le signe de la sureté, MPV ROLLER (véhicule du génie permettant de déclencher les mines à pression) en tête avec deux éléments tchadiens de réaction rapide dont le but n’est pas, en cas d’attaque, d’assurer un cordon de sécurité, mais bien, pour le premier de fixer l’ennemi, et pour le second de contre-attaquer avec violence. Appréhendant un ennemi furtif agissant par surprise, je ne suis ni dans une logique d’attaque préventive ni dans celle de pure légitime défense. Je nous veux manœuvriers, alertes et prêts à réagir fortement. C’est ce que les hommes, par leur attention, leur mobilité et leur réactivité face à l’événement, me donneront durant ces quinze jours. Cette agressivité retenue, prête à être libérée en cas d’agression rassure les hommes et les rend forts. Ils sentent que COMSECTEUR n’hésitera pas. Sur un théâtre où les forces de l’ONU reçoivent des coups sans rarement en porter en retour, cette "juste agressivité" et cette détermination parlent fortement aux soldats, particulièrement les Tchadiens, et rassurent les autres.
L’autre force des trois contingents présents est la conscience de participer à une mission très singulière. La réouverture de l’axe Nord revêt en effet un caractère logistique vital pour les deux camps tchadiens d’Aguelhok et Tessalit (ravitaillement en tentes pour le premier camp, en carburant pour le second). Par ailleurs, elle se présente comme un formidable défi en ce que cet axe n’a pas été emprunté par la Minusma depuis plus de dix mois. Enfin et surtout, elle est excitante par son caractère audacieux ("couillu" dirions-nous dans le "jargon mili"), par son côté multinational et par sa complexité. De ces contraintes apparentes découle avec paradoxe, une volonté commune de réussir, une excitation à réaliser cette entreprise difficile avec avec COMSECTEUR.
Au sens littéral, le désert s’impose comme un espace "extra-ordinaire". Il nous arrache en effet de l’ordinaire et nous met face à nous-même. C’est en tout cas ce sentiment étrange que j’ai ressenti au Mali pour la deuxième fois de ma vie. La première rencontre avec cet océan de sable eut lieu en 1997, lors d’une mission au Sahara Occidental en tant qu’UNMO (UN military observer). Déjà, j’avais été sensible à cette ambiance envoûtante qui invite à la méditation. Je l’avais également trouvé dans un livre de Théodore Monod que j’avais lu quelques temps après mon retour. Dans Le pèlerin du désert, Théodore Monod écrit : "J'ai eu de la chance de rencontrer le désert, ce filtre, ce révélateur. Il m'a façonné, appris l'existence. Il est beau, ne ment pas, il est propre. C'est pourquoi il faut l'aborder avec respect. Il est le sel de la terre et la démonstration de ce qu'ont pu être la naissance et la pureté de l'homme lorsque celui-ci fit ses premiers pas d'Homo erectus... " Indéniablement, en chaque voyageur, il procède de cette surface plane sans limite humaine visible, de cette voûte céleste débordante d’étoiles, un sentiment universel d’infiniment petit. Les éléments reprennent ici leur puissance et conduisent le voyageur à se questionner naturellement sur des sujets philosophiques, spirituels ou eschatologiques. J’ai été très sensible à ce sentiment et à cet appel. Le stress, le danger et les doutes de la journée ont également exacerbé ce besoin de réfléchir dès la nuit tombée. Ce fut aussi une façon de s’échapper des contingences terrestres en s’élevant dans le monde des idées, des sentiments ou des réflexions…
3/ Cette mission, en étant le seul français, fût marquée par cette grande proximité au quotidien avec ces troupes tchadiennes, ivoiriennes ou népalaises. Quels enseignements tirer de cette expérience finalement pas si fréquente ?
Je retiens une "idée-force" éprouvée par cette expérience de terrain : le style de commandement de notre armée de Terre est un formidable outil de cohésion et d’intégration. Au-delà des satisfactions personnelles, au-delà d’un évident enrichissement culturel, je suis persuadé qu’un commandement de proximité, s’appuyant sur une connaissance quasi-intime de ses hommes, est une clé pour réussir une telle mission. Quand nous nous élançons de Kidal, notre détachement est fortement hétérogène : des "biffins" (ndlr : fantassins) tchadiens, des "sapeurs" népalais, des logisticiens ivoiriens dès Anéfis et un colonel français, chef du PC tactique. Les murs entre chacun de nous sont nombreux : linguistiques, religieux, culturels ou doctrinaux. A contrario, les ponts sont rares : nous portons tous le même béret ou casque (bleus), nous sommes dépendants les uns des autres dans la réussite de cette odyssée et nous avons un chef unique sur le terrain. Osons reconnaitre que la maxime de Newton prend corps ici : "Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts". Le style de commandement à la française permet l’érection de ces ponts du chef vers ses subordonnés comme des subordonnés vers le chef. Il s’agit, sans jamais cesser d’être le chef, id est celui qui, in fine, décide et assume le poids militaire, moral et aussi juridique de la décision, de se rendre disponible auprès de ses subordonnés. Cette proximité et ces échanges sont vertueux à plusieurs égards. Partager ce temps ensemble permet en effet de se connaître, d’échanger, d’écouter et ainsi de ressentir les choses et d’expliquer autant que de besoin. Ce sont ces objectifs que je poursuis chaque soir quand j’entame ma "tournée des popotes" du plot népalais aux foyers tchadiens. Il n’est nullement question d’apparaître comme un COMSECTEUR "sympa" ou "gentil" mais bien de ressentir là où les hommes en sont, ce qu’ils pensent et, le cas échéant, leur expliciter ma vision de la situation et désamorcer leurs rancœurs ; leurs frustrations ou leur haine. En somme, de ce temps en commun et de ces échanges procède une interaction subtile qui leur permet d’asseoir la confiance qu’ils on en COMSECTEUR et me permet pour ma part, de tirer mes hommes vers le haut sans les perdre en route en demandant beaucoup trop. Cette relation permet donc de commander et d’exiger au juste niveau.
4/ Enfin, et alors que votre ouvrage dévoile quelques difficultés et également réussites de cette mission onusienne au Nord du Mali, quel regard porter sur les défis de cette dernière ?
Il est évident que les conditions initiales dans lesquelles nous entamons la mission ne nous mettent pas en main toutes les cartes. Il nous manque des capacités essentielles pour que nous déroulions la mission sereinement avec une parfaite aptitude à répondre à toute éventualité. Pourtant, de ce jeu pauvre en atouts découle une réussite. C’est que deux forces vont nous habiter durant ces quinze jours : une "juste agressivité" et un objectif partagé.
Avec l’humilité du chef qui a conduit la mission, j‘assume que l’état d’esprit dans lequel je lance la mission le mardi 9 décembre matin n’est pas dans l’absolue épure onusienne. Certes, nous ne montons pas vers Tessalit avec pour mission de reconnaître un axe. Nous ne progressons pas non plus en misant sur notre bonne étoile ou sur un créneau de permissions des djihadistes. En vérité, ce que je dis à mes hommes est que notre progression s’opérera sous le signe de la sureté, MPV ROLLER (véhicule du génie permettant de déclencher les mines à pression) en tête avec deux éléments tchadiens de réaction rapide dont le but n’est pas, en cas d’attaque, d’assurer un cordon de sécurité, mais bien, pour le premier de fixer l’ennemi, et pour le second de contre-attaquer avec violence. Appréhendant un ennemi furtif agissant par surprise, je ne suis ni dans une logique d’attaque préventive ni dans celle de pure légitime défense. Je nous veux manœuvriers, alertes et prêts à réagir fortement. C’est ce que les hommes, par leur attention, leur mobilité et leur réactivité face à l’événement, me donneront durant ces quinze jours. Cette agressivité retenue, prête à être libérée en cas d’agression rassure les hommes et les rend forts. Ils sentent que COMSECTEUR n’hésitera pas. Sur un théâtre où les forces de l’ONU reçoivent des coups sans rarement en porter en retour, cette "juste agressivité" et cette détermination parlent fortement aux soldats, particulièrement les Tchadiens, et rassurent les autres.
L’autre force des trois contingents présents est la conscience de participer à une mission très singulière. La réouverture de l’axe Nord revêt en effet un caractère logistique vital pour les deux camps tchadiens d’Aguelhok et Tessalit (ravitaillement en tentes pour le premier camp, en carburant pour le second). Par ailleurs, elle se présente comme un formidable défi en ce que cet axe n’a pas été emprunté par la Minusma depuis plus de dix mois. Enfin et surtout, elle est excitante par son caractère audacieux ("couillu" dirions-nous dans le "jargon mili"), par son côté multinational et par sa complexité. De ces contraintes apparentes découle avec paradoxe, une volonté commune de réussir, une excitation à réaliser cette entreprise difficile avec avec COMSECTEUR.
Cette mission est enfin pour moi la preuve que la volonté d’un groupe peut dépasser les apparentes contraintes. Le succès de cette mission c’est la somme de 142 volontés multipliée par trois cultures militaires différentes à laquelle s’additionne la volonté d’un chef, surpris de redécouvrir, au milieu des sables, la sagesse stoïcienne de Sénèque : "Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas les faire, c’est parce que nous n’osons pas les faire qu’elles sont difficiles".
NB : Ses péripéties sont également à suivre en images sur la page Facebook dédiée : De Sueur et de Sable.
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