Quels impacts des étalements de livraisons (notamment dues à des coupes budgétaires) sur les coûts et l'exploitation des flottes d'appareils ? En se basant sur un modèle théorique aussi exact que possible, Julien Maire, spécialiste des questions industrielles de Défense et auteur du blog European Military Aircrafts, apporte des éléments de réponses à cette question. Cet article faisant suite à celui sur l’impact multi-facteurs de la réduction de la taille des flottes d’appareils.
Comme modèle théorique, supposons un plan de livraison linéaire (donc sans accrocs chez le fournisseur…) pour une flotte de 12 appareils à raison de 3 appareils par an (1 en Janvier, 1 en Mai et 1 en Septembre). Comme dans le précédent exemple, le matériel a une maintenance périodique (qui dure 6 mois) de 400 h de vol ou tous les 2 ans. En conséquence :
Comme modèle théorique, supposons un plan de livraison linéaire (donc sans accrocs chez le fournisseur…) pour une flotte de 12 appareils à raison de 3 appareils par an (1 en Janvier, 1 en Mai et 1 en Septembre). Comme dans le précédent exemple, le matériel a une maintenance périodique (qui dure 6 mois) de 400 h de vol ou tous les 2 ans. En conséquence :
- Ce plan de maintenance donne donc les potentiels de vols annuels (au point optimal, cf. article précédent) suivants : 400 HDV à la fin de la 1ère année de livraison, 1.000 HDV en n +2, 1.350 HDV, et 1.900 HDV (ou 1.920 HDV en potentiel lissé : 12 x 400 / 2.5) ;
- En accord avec cela, un plan de montée en maturité de la flotte a été défini, à raison de + 400 HDV / an (pour l’ensemble de la flotte livrée, progressivement) : 400 HDV la 1ère année, 800 HDV la seconde, 1.200 HDV, 1.600 (puis 2.000 HDV, soit à peine au-dessus du rythme calendaire présenté juste au-dessus). Ce qui laisse une petite marge de manœuvre (entre le potentiel optimal de la flotte et le potentiel exigé) en cas de retards mineurs sur des livraisons, sur les durées des 1ères maintenances (où il faut se faire la main), etc.
Pour faciliter les calculs suivants, nous avons pris l’option de définir le plan de maturité en fonction d’une cadence de production, donc de livraisons. Mais, entre ces 2 aspects, c’est généralement l’histoire de l’œuf et la poule (qui arrive avant qui) : comme dans un PIC (S&OP), processus de Planification Industrielle et Commerciale, où le département Ventes/Commerce soumet un besoin au département Industrie/Production qui lui répond une faisabilité en fonction de sa capacité propre qui doit coïncider au mieux avec les attendus de l’autre département. Or le plan de livraison épaulé par le PIC est en réalité le croisement entre le plan de maturité attendu par le client et la réponse industrielle.
Ainsi, à ce rythme, la flotte sera entièrement livrée au bout de 3 ans et 8 mois (car (12-1) x 4 = 44 mois). Avec, une montée à plein potentiel en fin de 4ème année. Donc, moins de 4 ans de vie (et seulement 1 visite périodique) sépare la 1ère machine livrée et la dernière machine de la flotte.
Or, pour notre illustration, Loi de Programmation Militaire (LPM) et/ou restrictions budgétaires et/ou prises de retard par l’industriel obligent, en milieu de la 2nde année, le programme passe à 2 livraisons par an (Janvier et Juillet), sachant que celle de Septembre de n + 2 passe à Janvier de n + 3, pour encore plus limiter les besoins en crédits de paiements (et tenter de maximiser les économies de gestion en n + 2). Soit une dernière livraison arrivant au bout de 60 mois (et non 44 mois). Soit 16 mois plus tard qu’avec le rythme initial.
A partir de là, 2 grandes options sont possibles :
- Vous adaptez votre montée en maturité en conséquence, c’est-à-dire que vous débrayez (option 1) et vous attendez moins de HDV pour les années n + 2, n + 3 et suivantes ;
- Et/ou vous maintenez votre plan de maturité, mais avec une flotte plus réduite (option 2) et gardez le même cadencement de HDV à atteindre.
Avant même cela, vous subirez, qu’importe l’option choisie, les impacts suivants :
- Vous aurez investi dans des frais fixes pour le développement de vos appareils (égaux qu’importe le rythme de livraisons), des infrastructures (à entretenir), des moyens et tout une série de supports (maintenance, formation, etc.), qui seront en partie sous-employées durant un certain temps ;
- Les économies réalisées ne seront pas pleinement à la hauteur de l’impact car, comme dans l’immobilier, vous avez des jalons de paiements intermédiaires et vous avez donc déjà payé en partie certaines machines dont vous reportez la livraison (vous avez débuté le paiement d’un appareil plusieurs mois, voire années avant sa réception effective, et ne payez le solde restant, de l’ordre de 10 à 30% généralement qu’à sa livraison). Vous ne pouvez donc économiser que sur une partie du coût des appareils (les 80% restants de l’un ou d’un batch de plusieurs, les 60% de l’autre, etc.) ;
- D’autre part, et c’est contractuellement légitime, l’industriel vous facturera des pénalités de renégociations ; En effet, à votre demande lors de l’expression de besoin et la commande, il a investi en moyens techniques et humains pour assurer 3 livraisons par an ;
- Des problèmes d’obsolescence arriveront car des composants, qui ont été sélectionnés au moment de la définition du produit, soit une dizaine d’années ou plus avant la 1ère livraison, risquent de ne plus être produits par les fabricants, peut-être même avant la dernière livraison (des exemples récents existent même sur des hélicoptères de dernière génération…) de programmes durant des décennies ;
- Dans le cadre de programmes de long terme (plus de 20 ans), vous risquez, par un étalement excessif, d’avoir des appareils technologiquement obsolètes à mi-vie, voire même avant même d’être livrés. Sceptique ? Regardez le cas des hélicoptères Tigre HAP (appui-protection), dont le choix de les rétrofiter en version HAD (appui-destruction) a été décidé quelques mois avant la livraison du dernier HAP.
- Cet étalement risque de vous obliger à investir dans l’extension de vie de votre ancienne flotte supposée être remplacée ; autant dire un comble (ex : Gazelle, Alouette III…) !
Option 1 : vous adaptez votre montée en maturité suite au changement du rythme de livraisons
- Pour rappel, dans notre exemple, les potentiels annuels sont : 400 HDV, 950, 1.050, 1.450, 1.750 et 1.900. Et il vous faudra attendre 16 mois de plus pour atteindre le plein potentiel ;
- Du fait de ce report, votre 1er appareil aura déjà vécu 2 maintenances périodiques (donc de non-valeur ajoutée du point de vue de l’opérationnel - car les appareils sont non disponibles, mais, à l’inverse, de la valeur-ajoutée du point de vue de l’industriel - car les opérations de maintenance lui rapportent, surtout avec des modèles économiques actuels où les marges les plus importantes se font, non sur la vente des appareils mais sur les services : pièces détachées, maintenance, gestion des parcs, etc.) avant la livraison du dernier appareil ;
- Le grand problème posé par ce changement de rythme est le maintien en condition des personnels formés (en premier lieu, les équipages) tout en assurant la formation de nouveaux personnels. Problème cornélien qui vous obligera sans doute à ralentir votre programme de formation/entraînement afin de monopoliser des appareils pour les équipages déjà formés et que ces derniers puissent maintenir leurs qualifications ;
- Point transitoire avec la cassure au changement de rythme (en n + 3 environ), et le fait que les 1ers appareils partent en maintenance périodique, tout en étant tout juste compensés par les nouvelles livraisons. Cela vous obligera au final à débrayer plus encore car si vous avez formé des personnels en n + 2, qui devront donc voler l’année suivante, vous formerez moins en année n + 3 du fait du potentiel « réquisitionné » pour maintenir les qualifications des précédemment qualifiés ;
- Comme vous devez garder un certain nombre d’appareils pour l’entraînement, et d’autres pour la continuité de vol des équipages, et d’autres encore qui sont en maintenance, cela vous en laisse au final moins de disponibles pour les opérations, où c’est généralement pas là que vous faites passez les qualifications (« poser poussière », vol avec jumelles de vision nocturne, etc.), sauf en dernier recours, comme ce fût le cas, et peut-être encore le cas, pour les équipages de NH-90 arrivant au Sahel avec des heures de vol de requalification à passer en arrivant sur place, et un pool d’équipages, réduit, sur-employé du fait de l’impossibilité de former un nombre suffisant d’équipages.
Option 2 : vous maintenez votre plan de maturité malgré le changement du rythme de livraisons
Si cette option peut sembler séduisante pour les opérationnels, elle est certainement en fait pire :
- Vous allez sur-employer vos appareils, ce qui mathématiquement fera que leur temps de maintenance périodique pèsera plus lourd dans le nombre d’appareils disponibles et donc réduira d’autant le nombre d’appareils en ligne disponibles (cf. article précédent), avec généralement une résonance faisant que les appareils en maintenance s’accumulent simultanément (et donc des taux de disponibilité en dents de scie) ;
- En réalité, sauf à se baser sur une flotte ayant déjà un certain nombre d’appareils, vous ne pourrez pas aligner suffisamment d’appareils pour maintenir le plan de maturité comme prévu. Du fait de ce manque d’appareils disponibles (car sur-employés et donc sur-maintenus périodiquement), vous serez donc forcé de débrayer, sans quoi vous aurez encore moins d’appareils disponibles pour les opérations.
Cet exemple théorique traite d’une flotte réduite, sur un temps court (5 ans). Les programmes actuels, comme les hélicoptères de nouvelle génération NH90 ou Tigre s’étalent sur plus de 10 ans de livraisons, avec des décalages réguliers. En conséquence, avec le sur-emploi actuel, le risque est d’avoir des premiers appareils en situation de « mi-vie » (plus ou moins vers 20 ans du fait du nombre d’heures de vol effectuées par an) au moment de la livraison des derniers appareils, et limiter autant que possible une flotte au vieillissement non équilibrée (et plus complexe à gérer). Ce risque de fin de vie prématurée de certains appareils sur-employés, obligera soit à commander des appareils supplémentaires pour tenir le contrat opérationnel (nombre d’heures de vol par an) en espérant qu’ils soient encore en production, soit à maintenir en parallèle deux flottes d’appareils différentes si vous faîtes le choix de compléter votre 1ère flotte (avec des appareils tout juste livrés) par un autre type d’appareils, développés plus récemment (et donc à multiplier les chaînes d’approvisionnement, les stocks, les filières de formation, etc.).
En résumé, pour des économies annuelles toutes relatives (cf. ci-dessus), il vous coûtera :
En résumé, pour des économies annuelles toutes relatives (cf. ci-dessus), il vous coûtera :
- Une carence en nombre d’appareils en ligne pour tenter d’assurer votre montée en maturité sur tous les aspects (formation, entraînement, opérations…), une sorte de cercle vicieux du fait du sur-emploi des déjà livrés ;
- Second cercle vicieux : une carence en nombre d’appareils pouvant entraîner une carence de formation, entraînant elle-même une carence de navigants pour opérer tous les appareils à leurs pleins potentiels (avec potentiellement, en cas de manque d’équipages formés en nombre suffisant pour faire voler les machines, des appareils, qui si ils ne volent pas devront passer par des phases de maintenance, afin de vérifier leur bon état de stockage avant la reprise de vols) ;
- Un déséquilibre, chronophage, complexe et coûteux, de votre flotte en termes de vieillissement (surtout si l’utilisation en opérations, la plus consommatrice et abrasive, est concentrée sur un nombre réduit d’appareils) ;
- Des risques d’obsolescences prématurées ;
- Le besoin de commander plus d’appareils (donc des économies moindres à terminaison).
Ainsi, de la même manière qu’un prêt bancaire sur une longue durée coûte plus cher en intérêts à payer, un étalement des livraisons coûte plus cher à plus d’un titre, et plus encore s’il a lieu une fois les livraisons déjà lancées. Il n’est donc pas possible de dire « Les 850M€ de crédits annulés pour 2017 [ndlr : ou tout autre montant qui rend caduque les renégociations à la marge de jalons intermédiaires de paiements] n’auront aucun impact sur les rémunérations des militaires, ni sur budget fonctionnement ou équipements », comme indiqué le 31 août par la porte-parole du ministère des Armées en point presse.
Dès lors, quelle logique à ces économies court-termistes se traduisant finalement par une hausse de coûts à l’achat et/ou l’exploitation ? D’un certain point de vue, c’est un problème inhérent au fonctionnement même du budget : Si un programme est (initialement) pensé à terminaison, notamment via le Livre Blanc et ses modèles à 15/20 ans, le budget est pour sa part qu’une vision partielle et incomplète. Or, il n’est possible de dimensionner et mesurer un élément (ex : le budget annuel) qu'en le plaçant dans un référentiel plus large. D’autant plus qu’un budget annuel n'est pas en soi un plan d'investissement. Il correspond à un revenu, un peu comme votre salaire. Or, si un plan d'investissement détermine un plan de financement, à l'inverse, un budget détermine seulement des capacités de consommation. Ainsi, Bercy n'est pas engagé sur les coûts à terminaison (tout comme votre employeur ne l'est pas sur vos prêts immobiliers). Si Bercy réduit le budget à 95% de sa valeur requise une année (exemple extrême), celui de l'année suivante ne sera pas revalorisé en compensation (il ne pourrait de toute façon pas l'être à moins de prendre sur le budget d'un autre ministère, et entrer dans un cercle vicieux de "jachérisation" budgétaire). Ainsi, pour Bercy, chaque économie sur chaque budget annuel est une économie à terme de son point de vue, à l’inverse dans les faits de ce que les deux précédents articles démontrent.
Les modèles présentés dans ces deux articles (pour des flottes d’appareils gérés avec de la maintenance périodique totale ou partielle (avec aide ou non des outils de maintenance préventive), mais pouvant être extrapolés en partie sur d’autres types d’équipements : frégates avec grandes et petites visites au bout de tant de jours de mer, blindés au bout de tant de kilomètres parcourus) permettent d’expliciter autant que possible un idéal-type très théorique, qui, évidemment ne permettent pas d’embrasser la complexité des choix, parfois de court terme, qui doivent être faits. Au moins permettent-ils d’aider à faire ces choix, avec une vision de plus long terme, en connaissance de cause.
Dès lors, quelle logique à ces économies court-termistes se traduisant finalement par une hausse de coûts à l’achat et/ou l’exploitation ? D’un certain point de vue, c’est un problème inhérent au fonctionnement même du budget : Si un programme est (initialement) pensé à terminaison, notamment via le Livre Blanc et ses modèles à 15/20 ans, le budget est pour sa part qu’une vision partielle et incomplète. Or, il n’est possible de dimensionner et mesurer un élément (ex : le budget annuel) qu'en le plaçant dans un référentiel plus large. D’autant plus qu’un budget annuel n'est pas en soi un plan d'investissement. Il correspond à un revenu, un peu comme votre salaire. Or, si un plan d'investissement détermine un plan de financement, à l'inverse, un budget détermine seulement des capacités de consommation. Ainsi, Bercy n'est pas engagé sur les coûts à terminaison (tout comme votre employeur ne l'est pas sur vos prêts immobiliers). Si Bercy réduit le budget à 95% de sa valeur requise une année (exemple extrême), celui de l'année suivante ne sera pas revalorisé en compensation (il ne pourrait de toute façon pas l'être à moins de prendre sur le budget d'un autre ministère, et entrer dans un cercle vicieux de "jachérisation" budgétaire). Ainsi, pour Bercy, chaque économie sur chaque budget annuel est une économie à terme de son point de vue, à l’inverse dans les faits de ce que les deux précédents articles démontrent.
Les modèles présentés dans ces deux articles (pour des flottes d’appareils gérés avec de la maintenance périodique totale ou partielle (avec aide ou non des outils de maintenance préventive), mais pouvant être extrapolés en partie sur d’autres types d’équipements : frégates avec grandes et petites visites au bout de tant de jours de mer, blindés au bout de tant de kilomètres parcourus) permettent d’expliciter autant que possible un idéal-type très théorique, qui, évidemment ne permettent pas d’embrasser la complexité des choix, parfois de court terme, qui doivent être faits. Au moins permettent-ils d’aider à faire ces choix, avec une vision de plus long terme, en connaissance de cause.
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