mercredi 16 novembre 2022

Euronaval 2022 - Un soutien naval innovant pour une marine de combat

Lors du dernier salon mondial du naval de défense Euronaval, j’ai eu le plaisir de réunir des profils variés pour évoquer le sujet de l’innovation dans le soutien naval. Du rapport remis fin 2018 à la ministre des Armées d’alors par Jean-Georges Malcor sur le maintien en condition opérationnelle (MCO) naval, qui distribuait quelques satisfécits mais listait aussi des axes d'amélioration, en passant par les décisions ministérielles prises début 2019 qui donnait une feuille de route pour la modernisation du MCO naval, ou encore le plan stratégique Mercator de 2018 de la Marine nationale puis Mercator accélération de 2021, tous indiquaient la nécessité que "cela flotte" plus (et… indirectement moins cher), vus les enjeux actuels. 

Comment l’innovation participe et peut participer à cet effort de guerre ?

Etre ouvert à l’innovation

Fondée en 2019 par trois connaissances travaillant dans le milieu maritime plutôt civil, MaDfly propose des services par engin télépiloté répondant aux contraintes d’accès de ce milieu pour les interventions en intérieur, en extérieur et en sous-marin. Grâce à des drones aériens, flottants ou sous-marins, les inspections de structures hautes, de soutes, de coques ou autres sont rendues plus rapides, plus sûres et moins coûteuses. Comme le dit Thierry Guillot, un des co-fondateurs, "nul besoin de monter des mètres d’échafaudage pour vérifier l’intégrité d’une structure en hauteur, voir les traiter via un drone relié à un tuyau, de mettre en place une nacelle élévatrice pour traiter une face, puis tourner le navire le long du quai pour traiter l’autre face, etc." Le drone permet également de nettoyer les bordées de coques côté quai et côté mer, ce qui n’est pas possible de réaliser avec une nacelle. Les immobilisations sont moins fréquentes ou longues, les opérations mieux anticipées, les risques pris moins nombreux, etc. Et, si les gains financiers sont parfois difficilement quantifiables, nous y reviendrons, les centres de coûts voient leur montant diminuer. Dans le domaine, les technologies (systèmes de mesure d’épaisseur de coques, de traitement des données recueillies pour la cartographie, d’aide au pilotage en milieu clos, etc.) se développent rapidement pour aller toujours plus loin dans ce qui est réalisable et utile pour des opérations de MCO, obligeant à une veille permanente pour rester à la page.


Voici une possible innovation dont il est nécessaire d’évaluer les plus-values et les limites avec son éventuelle utilisation. D’où les expérimentations en cours. Pour cela, il est nécessaire d’avoir tout un écosystème en mesure de capter les bonnes idées. Jean-Marc Quenez, du bureau Innovation-Performances au sein de la Direction centrale du Service de Soutien de la Flotte (SSF), rappelle que le SSF, en charge du soutien des navires, s’est structuré depuis 2018 en se dotant d’un comité de sélection de sujets innovants (dit Comité Bougainville, qui se réunit 10 fois par an), avec en plus de la portion centrale parisienne, des référents à Brest et à Toulon. Les innovations remontées via différents canaux sont présentées, et le comité (avec des experts techniques, logistiques, etc.) en sélectionne pour conduire des expérimentations. Une quinzaine par an sont menées, au niveau de la direction centrale, en plus d’autres menées par les responsables en charge des contrats de soutien de classe de navires. De plus, les chantiers en charge du MCO peuvent également en mener sur fonds propres ou sur fonds partagés, en étant conseillés par le SSF. Les principaux domaines sont ceux des données et de sa manipulation (numérisation des opérations, visualisation, etc.), nous y reviendrons, et celui des outils (impression 3D, tablettes connectées, lunettes connectées, caméras, robots de nettoyage, de décapage, de peinture, etc.). Avec déjà des avances notables dans le domaine de la télémaintenance (notamment depuis la crise de la covid pour faire appel à des experts restés en métropole) ou encore pour les travaux de nettoyage de coques pour améliorer l’état de la carène et minimiser la résistance. Globalement, cette phase d’expérimentation, avec recueil de retours d’expérience, est aujourd’hui plutôt bien menée, selon les différents acteurs.

Intégrer l’innovation et passer à l’échelle

Plus complexe et améliorable est la phase de passage à l’échelle et d’intégration dans les programmes et les grands contrats. Comme le précise Hervé Skenderoff, chef de soutien logistique intégré naval à la Direction Générale de l’Armement (DGA), la DGA encourage déjà l’innovation dite planifiée en amont des programmes, le soutien ayant été sanctuarisé par la création d’un domaine d’orientation de l’innovation de défense (DOID) spécifique multi-milieux, doté d’un budget annuel d’une dizaine de M€. Cela permet de lancer des PTD (Projets Technologiques de Défense, ex PEA ou programmes d'études amont) sur certains sujets : maintenance prévisionnelle, jumeau numérique, réalité augmentée, etc. avec divers cas d’application dont les résultats sont à partager en multi-milieux. L’autre levier d’intégration de l’innovation est le fait de spécifier dans les cahiers des charges la description fonctionnelle des attendus, en s’appuyant notamment sur les expérimentations menées sur des navires en service. Il s’agit alors de spécifier les moyens d’enregistrement pour capter la donnée, le puçage RFID des rechanges (ou d’éléments d’installation à changer régulièrement de type flexibles), la possibilité de récupérer des fichiers 3D pour faire de la réalité augmentée, etc. Cette description fonctionnelle, le plus en amont possible, conduit ainsi le maitre d’œuvre industriel qui répond aux appels d’offres à intégrer dans sa réponse ces innovations ou l’environnement permettant ces innovations. Le fait d’inclure dans l’appel d’offre un MCO initial, sur les premières années de durée de vie des navires, encourage l’industriel concepteur à prendre en compte la mise en œuvre ces technologies et qu’il en voie aussi l’intérêt. Conscient des difficultés pour le passage à l’échelle des innovations en général, l’Etat a depuis peu réservé un budget annuel de plusieurs dizaine de M€.

Cet accompagnement post expérimentation reste un point délicat, selon plusieurs intervenants. Que cela soit directement par le maitre d’œuvre, qui internalise les solutions, ou qui délègue à des prestataires, généralement ceux qui ont mené les expérimentations. Comme l’indique le représentant du SSF, si le test est couronné de succès et que l’innovation passe par un outil mineur, il est alors, généralement sans trop de problèmes, acquis en l’inscrivant dans le plan d’équipement des bases de soutien, ateliers militaires de la flotte (pour les réparations internes étatiques, les inspections et les contrôles) et hangars du Service Logistique de la Marine, en Métropole (Brest, Cherbourg et Toulon) ou en Outre-Mer (Papeete, Nouméa, Fort de France et La Réunion principalement). Soit l’innovation testée fait appel à un environnement plus ambitieux et il est alors nécessaire de passer un contrat avec appel d’offre. L’innovateur peut alors revendre, comme sous-traitant, son innovation au chantier qui l’incorpore dans sa prestation, "la voie la plus simple et naturelle". Encore faut-il que le chantier soit intéressé… La non-spoliation de l’innovateur, par l’Etat ou l’industriel, restant "un point d’attention", pour que l’innovation ne soit pas effacée d’un trait de plume lors des négociations financières (plutôt à la baisse), ou qu’elle soit noyée dans l’ensemble sans être rétribuée à sa juste valeur.

La généralisation est typiquement l’étape où se situe Vistory, "tiers de confiance" comme se définit Alexandre Pedemonte, fondateur et CEO de Vistory. La société développe une application via blockchain permettant de garantir la qualité des pièces réalisées par impression 3D (qu’importe l’environnement de réalisation, le milieu naval ayant des contraintes propres : tangage, salinité, humidité, etc.). Mais aussi de rémunérer au juste niveau les différents acteurs, en garantissant le respect de la quote part liée à la propriété intellectuelle. Des tests ont été menés à la fois à bord, notamment pour des imprimantes 3D polymères sur le porte-avions Charles De Gaulle (et sans doute demain en impression 3D métallique), mais aussi chez des industriels et au sein des ateliers du SSF à terre. Une fois intégrée (et validée) pour pouvoir être utilisée dans l’écosystème IntraDef (le réseau interne), l’application permettra de mettre en œuvre un hangar numérique, avec la mise à disposition de catalogue de pièces et de plans numériques utilisables à la demande. Soit une (ré-) internalisation de certaines compétences où toutes les parties prenantes (concepteurs des systèmes et utilisateurs) pourront y trouver leur compte avec des pièces qui arrivent en anticipation, cf. en-dessous, ou à la demande. Encore faut-il que les maitres d’œuvre, têtes de chaînes des contrats de MCO, passent le cap… Qu’ils soient eux aussi, d’une certaine façon, à l’écoute des mêmes besoins des clients que ceux identifiés par les innovateurs. Les marchés de gré-à-gré sur de telles innovations ne s’intégrant pas dans l’architecture contractuelle du MCO naval comme pensée actuellement.


Crédits : Marine Nationale.

De la gouvernance des données

Sur les quelques 400 navires d’âges et de tailles très différents aujourd’hui gérés par le SSF, plusieurs générations coexistent avec des navires non numériques et des navires (FREMM, Suffren… et encore plus FTI et navires à venir) bénéficiant de systèmes embarqués de gestion de l’information. Des travaux importants sont en cours en termes de récupération et de mise à disposition de la donnée. Cette donnée est aujourd’hui labellisée "Marine" (classifiée, étiquetée et tracée) par le CSD-M (Centre de Service de la donnée – Marine), créé depuis un an à Toulon au sein du Centre d'Expertise des Programmes Navals (CEPN). Il développe un data hub embarqué qui est chargé de récupèrer toutes les données utiles des bords. Le CSDM a pour charge de contrôle et garantir la transmission vers le bon destinataire (industriel ou expert étatique). Le tout est mise en place sous la direction d’un DDM (directeur de la donnée marine) dépendant directement du chef d’état-major de la Marine nationale. L’idée est de ne plus gâcher ces données, en garantissant leur sauvegarde (contrairement aux habitudes passées, où elles étaient écrasées à partir d’un certain temps) et sa meilleure utilisation possible (même en cas de changements de contrats). La donnée est propriété de l’Etat, qui la distribue autant que de besoin, "en respectant le droit d’en connaître et la confidentialité industrielle". Pour au final, chercher à être plus rapide, plus efficace… et plus économe, via cette continuité numérique garantie par l’Etat.

Martin Plas, responsable de la prospective chez Predict, entité du groupe SNEF spécialisée dans les technologies prédictives, souligne que la société a apporté, dès les années 2010, des outils de visualisation des données et d’aide au diagnostic à bord, portant notamment sur les moteurs diesel, la propulsion et la production électrique de navires militaires. Il précise que selon les générations et les types de navires civils, de quelques centaines de données à plusieurs dizaines de milliers de types de données sont récupérées. Aujourd’hui, beaucoup d’analyse se fait à terre (donc avec des transferts de données), pour la gestion de flotte notamment, avec des déploiements dans le maritime civil et l’O&G. Demain, dans le domaine militaire, au-delà des premières expérimentations menées et de l’acquisition de données, un nombre croissant de fonctionnalités avancées de diagnostic et de pronostic seront disponibles directement à bord apportant plus d’assistance à l’équipage. Il s’agira de généraliser ce qui se fait sur des sous-ensembles (comme les moteurs) pour systématiser l’approche sur des fonctions complètes, sur l’ensemble de la partie motorisation/transmission ou production d’énergie, etc. Un volume croissant de données hétérogènes issues de la plateforme, de la passerelle, des systèmes électroniques, sera traité et corrélé pour obtenir une image la plus fiable possible et anticiper les états des systèmes. Il s’agira notamment d’élaborer une projection du bilan de santé et de performance des équipements et systèmes, et des capacités opérationnelles du navire, d’une escadre, vis-à-vis de la réalisation d’une mission. Ce qui n’est pas sans conséquence en termes de sécurisation des données et des indicateurs élaborés, alors que l’on constate le poids croissant de la cybersécurité dans les projets, qui est à bien intégrer en conception, dès le neuvage si possible, pour éviter les mauvaises surprises, en cours de programme, au cours du cycle de vie. L’enjeu étant de gagner de la disponibilité opérationnelle, de sortir du préventif calendaire (via arrêts techniques et autres immobilisations) pour atteindre une approche prédictive plus affinée, en allant éventuellement au-delà des intervalles de maintenance prévus, avec des risques acceptables et acceptés.

Des enjeux qui doivent se répercuter dans les contrats de soutien que cela soit sur  la gouvernance de la donnée, la propriété, le partage, la sécurisation, l’explicabilité de l’intelligence artificielle, etc. Si possible le plus en amont possible et dans la durée (avec une généralisation des contrats à 5 ans pour les contrats de MCO initial par exemple). Globalement, une véritable ingénierie des contrats est encore à mener. Avec l’application de clausiers (réfléchis ces dernières années en multi-milieux) pour évaluer les prestations, et rendre incitatif le fait d’améliorer la disponibilité et les engagements de performance. Avec des modes contractuels encore à inventer dans le domaine (et éventuellement des clauses de revoyure permettant d’intégrer les gains effectués via l’intégration d’innovation en cours de route).



Crédits : Marine Nationale.

Une efficacité qui repose sur une approche collective

Les freins de l’intégration de l’innovation sont encore un vaste champ d’amélioration, entre l’état d’effervescence et d’attirance initiale lors de l’expérimentation et l’état d’acceptabilité lors de l’intégration et la généralisation, qui nécessite généralement des changements, voire des prises de risques. Avec un inconfort lors de l’analyse de la balance bénéfices/risques. Sauf si les acteurs sont d’une certaine façon bousculés. La concurrence en cours dans le domaine du MCO naval pourrait y participer (Naval Group, Chantiers de l’Atlantique, CNN MCO, etc.). Innover est ainsi un acte de commandement, notamment en termes de risques pesés et pris.

De plus, au-delà des structures, relativement légères, de détection et d’expérimentation de l’innovation, le dispositif de soutien à l’innovation conserve encore des voies d’amélioration, notamment via des outils (fonds d’investissement, dispositifs étatiques divers, etc.) qui ne doivent négliger ni le domaine du soutien, parfois parent pauvre des attentions (voire véritable angle mort), ni les innovations d’usage, parfois moins soutenues que d’autres formes d’innovation, ni le passage à l’échelle (pour lequel l’Etat met en place des mesures d’aide à généraliser), véritable but de l’ensemble de la manœuvre. Le tout dans un rythme soutenu. 18 mois pour répondre à une sollicitation de soutien financier par une entité étatique ou des rendez-vous obtenus 6 mois après des prises de contacts auprès de grands industriels ne sont pas des délais permettant la survie de certains innovateurs et ne sont pas compatibles de la dynamique de modernisation dont tout le monde à besoin.

Au final, l’efficacité d’ensemble de l’écosystème du soutien naval s’appuie donc sur une efficacité collective de tous les acteurs impliqués : les utilisateurs finaux, les Marins, comme les systémiers-intégrateurs qui sont maitres d’œuvre de ces opérations/programmes de soutien, et qui peuvent bénéficier des apports de tiers, et réellement jouer un rôle d’intégrateur de l’innovation. Des progrès ont été accomplis d’autres peuvent encore l’être.

Merci à Mind2Shake (n'hésitez pas à découvrir leur tout nouveau site pour en savoir plus sur cet agitateur d'idées), organisateur de l’espace SEAnnovation, l’espace dédié aux start-up sur le salon Euronaval, d’avoir permis de tenir cette riche discussion.

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