Deuxième partie de l'analyse sur la situation actuelle au Moyen Orient suite aux récents événements. Des rapports de forces mouvants et des lignes qui bougent, cela existe aussi au sein des communautés religieuses...
Alors que le camp conservateur semble avoir repris le contrôle de la situation en Iran (bien qu’il ne puisse faire entièrement appliquer son interdiction de toute manifestation), c’est à présent le milieu clérical qui doit faire face à une profonde division. Celui-ci n’est en effet pas monolithique et ne soutient pas uniformément le camp conservateur du guide Khamenei. La prise de position publique de l’Ayatollah Hussein Ali Montaeri, suivi par la puissante association des enseignants et chercheurs de Qom, démontre qu’au-delà du fantasme qui voudrait faire des Chiites au Moyen-Orient et dans le monde un réseau aux ordres de Téhéran, cette branche de l’Islam est plus diverse qu’on ne veut bien le croire.
Les principaux acteurs
Le chiisme duodécimain n’est pas le Komintern : les Chiites suivent en effet les enseignements et recommandations de différents marja. Un marja[1] est un clerc de haut niveau, qualifié pour interpréter le texte sacré et répondre aux interrogations des fidèles sur divers aspects de la charia. Sa désignation se fait par cooptation de ses pairs et par l’approbation de ses disciples (qui doivent naturellement être suffisamment nombreux), généralement après de nombreuses années d’études théologiques. Aujourd’hui, plusieurs marji sont partie prenante à la crise iranienne, dont les conséquences dépassent les frontières de la République Islamique.
Ali Khamenei était un clerc relativement méconnu jusqu’à son adoubement par l’Ayathollah Khomeyni et le Conseil des Gardiens. Il est désigné guide suprême dès la mort de Khomeyni bien que n’ayant pas encore le statut de marja[2], qu’il acquiert finalement en 1994. Sa reconnaissance comme tel ne fait pas l’unanimité, et plusieurs clercs refusent de l’accepter, dont l’ayatollah Montazeri. Depuis son accession à la charge suprême, il s’est tenu à une stricte réserve en dehors d’occasions exceptionnelles (ses interventions publiques sont rares) et semble avoir adopté une ligne oscillant entre le « socialisme dans un seul pays » prôné par les bolchéviques après la Guerre Civile Russe et la « voie chinoise » associant développement économique et autoritarisme politique. Depuis les années 1990, Khamenei a renoncé à étendre la révolution hors de l’Iran et a mis en place plusieurs mesures visant à promouvoir le développement technologique (autorisation de la recherche sur les cellules-souches) et économique (programme de privatisations). Parallèlement, il reste marja pour les Chiites en dehors d’Iran. Commandant en chef des forces armées et de sécurité, disposant d’un veto de fait sur toute décision politique, chef spirituel transnational, il ressemble à une combinaison entre le Secrétaire Général du PCUS et le chef du Kominform. Et ceci d’autant plus qu’il semble mettre son aura religieuse au service du régime iranien, et non l’inverse.
Hossein Ali Montazeri fut l’un des artisans historiques de la Révolution Islamique de 1979. Ayant rejoint Ruollah Khomeyni dès les années 1960, il participa activement à la rédaction de la constitution de la république islamique. Successeur pressenti de Khomeyni (bien que lui non plus ne soit pas marja à la fin des années 1980), il tombe en disgrâce après avoir vivement critiqué la politique répressive du régime et la conception khomeyniste du Velayat-e-faqih (gouvernement du théologien-juriste) bien plus absolutiste que celle qu’il défend encore aujourd’hui. Placé un temps en résidence surveillée, il est aujourd’hui domicilé à Qom, l’une des grandes villes saintes du Chiisme avec Nadjaf.
Ali al-Sistani est sans conteste la grande figure du Chiisme dans le monde. Domicilié en Irak, il fut longtemps contraint au silence par le régime de Saddam Hussein, extrêmement méfiant vis-à-vis du risque de contagion révolutionnaire depuis l’Iran. L’intervention américaine de 2003 a redonné une certaine marge de manœuvre à ce clerc, qui reste toutefois discret mais très actif. Il avait notamment poussé les Américains à accepter une trêve avec l’Armée du Mahdi de Moqtada al-sadr, alors réfugié avec quelques fidèles de la mosquée de Nadjaf. Issu du prestigieux séminaire de Nadjaf, il jouit au sein des Chiites de par le monde d’une légitimité incontestée et plus importante que celle de Khamenei. Il a observé depuis le début des élections en Iran une prudente réserve, et n’a pas manqué de se distancer du candidat Ahmadinejad lorsque ce dernier a sollicité une entrevue.
Entre querelles d’individus et opposition de doctrines[3]
On trouve à la base de la rivalité plus ou moins forte entre les principaux marja de la région un antagonisme d’ordre politique. En effet, les disciples sont aussi bien un capital humain mobilisable à des fins politiques qu’une manne financière grâce aux dons et impôts religieux dont ils s’acquittent et qui financent les bonnes œuvres du marja en question. De ce point de vue, il est logique que Qom et Nadjaf, les deux hawza (séminaires coraniques) les plus influentes du chiisme duodécimain se livrent une lutte d’influence personnifiée par l’opposition entre Khamenei et Sistani. À cette dimension politique s’ajoute peut-être une composante plus affective. En effet, Hussein Montazeri a été écarté de la charge de guide suprême en 1989 au profit d’Ali Khamenei, ce qui peut expliquer une certaine volonté de revenir sur le devant de la scène à la faveur des récents évènements.
La rivalité entre les principaux marja impliqués de près ou de loin dans la crise en Iran est l’occasion de souligner de profondes divergences entre clercs quant au concept du velayat-e-faqih (gouvernement du théologien-juriste). Digne successeur de l’ayatollah Khomeyni, Ali Khamenei s’en tient à la ligne de son prédécesseur : le Guide jouit de prérogatives dans les sphères spirituelle et temporelle, il est de plus partie intégrante de l’appareil d’État. Il dispose d’un réel pouvoir d’imposition. Hossein Montazeri s’est fait l’avocat d’une conception plus souple du velayat-e-faiqh, dans laquelle le Guide détient une fonction de conseil et de supervision du gouvernement sans détenir un pouvoir absolu[4]. L’Ayatollah Sistani prône quant à lui un contrôle limité aux domaines non litigieux, principalement financiers, religieux, et ayant trait à la vie sociale des fidèles. Enfin, l’ayatollah Fadlallah (dont la sphère d’influence est limitée au Liban) estime que le théologien-juriste doit avoir des prérogatives temporelles et spirituelles, mais sans pour autant faire partie des institutions.
[1] Vient de marja e taqlil, signifiant « source d’imitation ».
[2] La constitution iranienne fut réformée à cette occasion. Jusqu’alors, seul un marja pouvait occuper la charge de guide suprême.
[3] Une étude plus approfondie a été publiée par l’IRIS et traite notamment de ces questions théologiques.
[4] Il s’est dernièrement prononcé pour que le contrôle des forces de sécurité soit transféré du Guide au Président.
Alors que le camp conservateur semble avoir repris le contrôle de la situation en Iran (bien qu’il ne puisse faire entièrement appliquer son interdiction de toute manifestation), c’est à présent le milieu clérical qui doit faire face à une profonde division. Celui-ci n’est en effet pas monolithique et ne soutient pas uniformément le camp conservateur du guide Khamenei. La prise de position publique de l’Ayatollah Hussein Ali Montaeri, suivi par la puissante association des enseignants et chercheurs de Qom, démontre qu’au-delà du fantasme qui voudrait faire des Chiites au Moyen-Orient et dans le monde un réseau aux ordres de Téhéran, cette branche de l’Islam est plus diverse qu’on ne veut bien le croire.
Les principaux acteurs
Le chiisme duodécimain n’est pas le Komintern : les Chiites suivent en effet les enseignements et recommandations de différents marja. Un marja[1] est un clerc de haut niveau, qualifié pour interpréter le texte sacré et répondre aux interrogations des fidèles sur divers aspects de la charia. Sa désignation se fait par cooptation de ses pairs et par l’approbation de ses disciples (qui doivent naturellement être suffisamment nombreux), généralement après de nombreuses années d’études théologiques. Aujourd’hui, plusieurs marji sont partie prenante à la crise iranienne, dont les conséquences dépassent les frontières de la République Islamique.
Ali Khamenei était un clerc relativement méconnu jusqu’à son adoubement par l’Ayathollah Khomeyni et le Conseil des Gardiens. Il est désigné guide suprême dès la mort de Khomeyni bien que n’ayant pas encore le statut de marja[2], qu’il acquiert finalement en 1994. Sa reconnaissance comme tel ne fait pas l’unanimité, et plusieurs clercs refusent de l’accepter, dont l’ayatollah Montazeri. Depuis son accession à la charge suprême, il s’est tenu à une stricte réserve en dehors d’occasions exceptionnelles (ses interventions publiques sont rares) et semble avoir adopté une ligne oscillant entre le « socialisme dans un seul pays » prôné par les bolchéviques après la Guerre Civile Russe et la « voie chinoise » associant développement économique et autoritarisme politique. Depuis les années 1990, Khamenei a renoncé à étendre la révolution hors de l’Iran et a mis en place plusieurs mesures visant à promouvoir le développement technologique (autorisation de la recherche sur les cellules-souches) et économique (programme de privatisations). Parallèlement, il reste marja pour les Chiites en dehors d’Iran. Commandant en chef des forces armées et de sécurité, disposant d’un veto de fait sur toute décision politique, chef spirituel transnational, il ressemble à une combinaison entre le Secrétaire Général du PCUS et le chef du Kominform. Et ceci d’autant plus qu’il semble mettre son aura religieuse au service du régime iranien, et non l’inverse.
Hossein Ali Montazeri fut l’un des artisans historiques de la Révolution Islamique de 1979. Ayant rejoint Ruollah Khomeyni dès les années 1960, il participa activement à la rédaction de la constitution de la république islamique. Successeur pressenti de Khomeyni (bien que lui non plus ne soit pas marja à la fin des années 1980), il tombe en disgrâce après avoir vivement critiqué la politique répressive du régime et la conception khomeyniste du Velayat-e-faqih (gouvernement du théologien-juriste) bien plus absolutiste que celle qu’il défend encore aujourd’hui. Placé un temps en résidence surveillée, il est aujourd’hui domicilé à Qom, l’une des grandes villes saintes du Chiisme avec Nadjaf.
Ali al-Sistani est sans conteste la grande figure du Chiisme dans le monde. Domicilié en Irak, il fut longtemps contraint au silence par le régime de Saddam Hussein, extrêmement méfiant vis-à-vis du risque de contagion révolutionnaire depuis l’Iran. L’intervention américaine de 2003 a redonné une certaine marge de manœuvre à ce clerc, qui reste toutefois discret mais très actif. Il avait notamment poussé les Américains à accepter une trêve avec l’Armée du Mahdi de Moqtada al-sadr, alors réfugié avec quelques fidèles de la mosquée de Nadjaf. Issu du prestigieux séminaire de Nadjaf, il jouit au sein des Chiites de par le monde d’une légitimité incontestée et plus importante que celle de Khamenei. Il a observé depuis le début des élections en Iran une prudente réserve, et n’a pas manqué de se distancer du candidat Ahmadinejad lorsque ce dernier a sollicité une entrevue.
Entre querelles d’individus et opposition de doctrines[3]
On trouve à la base de la rivalité plus ou moins forte entre les principaux marja de la région un antagonisme d’ordre politique. En effet, les disciples sont aussi bien un capital humain mobilisable à des fins politiques qu’une manne financière grâce aux dons et impôts religieux dont ils s’acquittent et qui financent les bonnes œuvres du marja en question. De ce point de vue, il est logique que Qom et Nadjaf, les deux hawza (séminaires coraniques) les plus influentes du chiisme duodécimain se livrent une lutte d’influence personnifiée par l’opposition entre Khamenei et Sistani. À cette dimension politique s’ajoute peut-être une composante plus affective. En effet, Hussein Montazeri a été écarté de la charge de guide suprême en 1989 au profit d’Ali Khamenei, ce qui peut expliquer une certaine volonté de revenir sur le devant de la scène à la faveur des récents évènements.
La rivalité entre les principaux marja impliqués de près ou de loin dans la crise en Iran est l’occasion de souligner de profondes divergences entre clercs quant au concept du velayat-e-faqih (gouvernement du théologien-juriste). Digne successeur de l’ayatollah Khomeyni, Ali Khamenei s’en tient à la ligne de son prédécesseur : le Guide jouit de prérogatives dans les sphères spirituelle et temporelle, il est de plus partie intégrante de l’appareil d’État. Il dispose d’un réel pouvoir d’imposition. Hossein Montazeri s’est fait l’avocat d’une conception plus souple du velayat-e-faiqh, dans laquelle le Guide détient une fonction de conseil et de supervision du gouvernement sans détenir un pouvoir absolu[4]. L’Ayatollah Sistani prône quant à lui un contrôle limité aux domaines non litigieux, principalement financiers, religieux, et ayant trait à la vie sociale des fidèles. Enfin, l’ayatollah Fadlallah (dont la sphère d’influence est limitée au Liban) estime que le théologien-juriste doit avoir des prérogatives temporelles et spirituelles, mais sans pour autant faire partie des institutions.
[1] Vient de marja e taqlil, signifiant « source d’imitation ».
[2] La constitution iranienne fut réformée à cette occasion. Jusqu’alors, seul un marja pouvait occuper la charge de guide suprême.
[3] Une étude plus approfondie a été publiée par l’IRIS et traite notamment de ces questions théologiques.
[4] Il s’est dernièrement prononcé pour que le contrôle des forces de sécurité soit transféré du Guide au Président.
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