lundi 3 mars 2014

Ukraine / Crimée : c'est maintenant que tout commence...

Quelques idées.

Ce WE en Ukraine, un élément de rupture est donc intervenu dans ce qui était jusqu'alors qu'une situation de pré-crise internationale. Faute d'issue favorable, en partie du fait de la volonté des différents acteurs à ne pas en trouver, la phase de gesticulations, qu'elles soient militaires (avec par exemple, la tenue d'un exercice), diplomatiques, déclaratives, a conduit à une escalade, plus ou moins maîtrisée par chacuns, ouvrant sur une crise sous-régionale, puis rapidement sur une crise internationale.


Maskirovka - "Désilhouettage" à grande échelle pour les militaires russes (pas d'insignes, plaques d'immatriculation retirées, etc.) pour empêcher la reconnaissance visuelle de l'appartenance à telle ou telle unité, mélanger unités spéciales et conventionnelles, gagner de précieuses heurs pour dissimuler ses intentions, etc. 

De l'intérêt de la prise de gage territorial

Les actions prennent alors un tournant plus paroxystique, certains arrivant plus que d'autres à jouer de manière intégrée entre les différents outils (outil militaire, nœuds de flux énergétiques, etc. au service ou non d'une politique de puissance). Le préalable évident est évidemment de pouvoir disposer de ses outils, les débats sur la puissance douce, vis la juste puissance vs la puissance dure trouvant un nouveau champ d'application. Finalement, il est donc logique que les acteurs, dépourvus de certains outils tentent d'amener les acteurs sur d'autres échiquiers où il sera possible de manœuvrer.

Si des doutes planent encore en partie sur les intentions finales des responsables politiques russes, il est fort probable que la manœuvre menée ces derniers jours par les forces armées russes dans la péninsule de Crimée n'a pas uniquement pour fin la prise d'un territoire dans son voisinage proche. Ce territoire d'un peu plus de 25.000 km² forme en effet un tout cohérent en étant doté d'un statut particulier, en plus d'être, sur le plan géographique, un espace facilement tenable (en étant relié par un isthme de quelques kilomètres de large au reste du territoire ukrainien).

Cette manœuvre s'apparente par contre à la prise de gage territorial, utile dans le cadre des négociations plus globales qui ne vont pas tarder à rentrer dans le vif du sujet. Ce WE, ce sont les canaux de négociations qui se sont mis en place (avec notamment l'arrivée en première ligne de la chancelière allemande Angela Merkel). Chacun dévoile petit à petit sa position. Les intérêts des différents interlocuteurs et les concessions mutuelles possibles apparaissent peu à peu clairement. L'enjeu des prochaines heures sera donc pour chacun de clarifier les intérêts inconciliables de ceux qui peuvent être conciliés via une voie ténue mêlant affrontement et coopération.

L'élément catalyseur d'une crise internationale qu'est la prise d'un gage territorial par un État au détriment d'un de ses voisins n'est pas une première. La prise de la province allemande de la Sarre en septembre 1939 par les armées françaises ou les opérations sur Port-Saïd en Egypte en novembre 1956 peuvent s'apparenter en partie à une telle manœuvre. Les protagonistes espèrent ainsi disposer d'un atout avant de débuter les négociations (sur un sujet plus vaste que le devenir de ces territoires). Cette prise peut être d'ailleurs une menace affichée (cas des tensions dans la Mer de Chine par exemple) ou être concrétisée dans le cas d'une montée aux extrêmes plus importante.

L'expression "Le sabre et le goupillon" revue en "L'AK-74, le véhicule Tigr et la croix de procession" - La réussite de la manœuvre militaire russe, bien qu'impressionnante par certains aspects, ne doit pas faire oublier qu'elle se déroule face à peu de résistance... 

Pour le "que faire ?", et si le Livre blanc donnait des orientations (son rôle finalement) ?

Puisqu'après tout le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale est le faîtage de tout l'édifice doctrinal français, il n'est pas inintéressant de le relire à la lueur des derniers événements. Parmi d'autres, deux paragraphes, l'un sur les relations France-Russie, l'autre sur les priorités stratégiques de la France à la lueur de ces relations, se révèlent plutôt pertinents. Autant le reconnaître, le biais de confirmation - biais cognitif désignant la tendance à privilégier les informations qui confirment les idées préconçues - ne doit pas être négligé dans les quelques lignes ci-dessous.

Le premier rappelle donc les dépendances mutuelles entre la France et la Russie qui ne peuvent être balayées d'un trait de plume dans le cadre de la gestion de l'escalade par la rhétorique et par les actes que certains veulent voir mise en œuvre. Ces dépendances mutuelles doivent être analysées au regard des intérêts ou non à y mettre fin. Dans la partie "Menaces de la force" (passage obligé du Livre blanc car rétrospectivement il permet de justifier la dissuasion nucléaire, et les possibilités de manoeuvres d'intimation stratégique, par la persistance de possibles conflits inter-étatiques), il est indiqué :
"Avec la France, les relations conjuguent des dimensions de coopération (équipements militaires, appui logistique lors du retrait d’Afghanistan), des convergences (Mali, Afghanistan) et des divergences (Syrie). Le difficile équilibre qui prévaut aujourd’hui, pour la France comme pour l’Europe, entre toutes ces dimensions de la relation avec la Russie est probablement appelé à durer".
Par exemple, un appareil russe de transport stratégique soutenait il y a peu l'opération Serval, faute de capacités similaires détenues en France ou mobilisables en Europe. D'ailleurs, est-ce des appareils Antonov 124/225 (qu'ils soient russes ou ukrainiens) qui sont envisagés pour le déploiement de la mission européenne EUFOR-RCA en Centrafrique ? Ambiance... Ainsi, si mettre fin à de telles dépendances (tout en obtenant les moyens de substitution) est faisable en soit, cela ne peut se faire d'un coup de plume, suite au propos d'un commentateur exalté, sans avoir pesé les forces et les faiblesses.

Puisque l'Ukraine n'est aujourd'hui ni un pays européen ni un état-membre de l'OTAN, le cas de figure s'intègre dans la 3ème des priorités stratégiques de la France : "Stabiliser ensemble le voisinage de l'Europe". Loin d'avoir ignoré un scénario comme celui qui se déroule aujourd'hui, un second paragraphe décrit d'ailleurs de manière intelligible la situation, mentionnant des "logiques de puissance" et non de concepts (ingérence, non-ingérence, etc.) aujourd'hui difficilement audibles du fait de précédents qui les ont, pour certains, grandement vidés de leur substance. 
"Le voisinage oriental de l’Europe continue de requérir une vigilance particulière. Des fragilités subsistent dans des États issus de l’éclatement de l’URSS et de la Yougoslavie, dont certains sont candidats à l’adhésion à l’Union européenne. La dépendance énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie, du Caucase et de l’Asie centrale reste importante. La relation avec la Russie doit être en permanence entretenue et consolidée, dans un contexte où les logiques de puissance et d’interdépendance se mêlent et parfois s’opposent. [...] La consolidation de la stabilité aux marges orientales de l’Europe, sur la base de relations de coopération avec la Russie dans le cadre des principes solennellement posés il y a plus de vingt ans par la Charte de Paris, est un enjeu essentiel pour la sécurité de l’Europe, et donc de la France".
Il y est donc mentionné le fondement des relations France/Russie, la charte de l'OSCE, qui permet de un cadre sans doute jugé moins agressif (chaque signe est d'importance dans la modération de la montée aux extrêmes) que la mise en avant, sur le plan multilatéral, d'autres organisations. Ainsi, l'OSCE pourrait, en plus de disposer de dispositifs de règlement pacifique des conflits, accueillir l'envoi d'une mission d'observateurs, comme demandé par certains, rôles que pourrait remplir la Gendarmerie nationale comme elle l'a fait à partir de 2008 en Géorgie ? Le défi est que la Crimée ne devienne pas le nouveau conflit gelé de la zone OSCE (en plus de la Géorgie, de la Transnistrie, etc.).

2 commentaires:

  1. Accessoire que tout cela...certainement pas des obstacles insurmontables pour une volonté politique forte.

    Il ne s'agit pas ici de suggérer qu'une intervention militaire doit être à l'ordre du jour mais une fois de plus les européens passent pour des faibles.

    Il est frappant de lire les témoignages de diplomates européens dans les articles de Jean Quatremer. La principale préoccupation semble-être, je cite 'ne pas fâcher les russes". Poser une politique sur un tel postulat, c'est admettre d'entrée de jeu que nous nous laisserons mener par les évènements.

    Or, il me semble que sur un point les maîtres du kremlin (pour prendre une expression délicieusement exotique) ont raison, mieux vaut être un monstre plutôt qu'un faible. À défaut d'inspirer le respect, on inspire la crainte. Le faible n'inspire ni l'un ni l'autre.

    Pratiquement, cela pourrait signifier dans le cas qui nous occupe infliger des sanctions économiques, montrer par des manœuvres diplomatiques ET militaires que l'on est quelqu'un avec qui il faut compter, que l'on est paré et en mesure d'infliger des dommages si la nécessité nous y conduit.

    Bien entendu cela se traduirait pas une augmentation des tensions sur le moment, et ce n'est pas dénué de risque. Mais il sera toujours temps de se réconcilier plus tard.

    Bien entendu, il est acquis que les européens ne donneront rien d'autres que le spectacle de leur division et de leur impuissance. C'est regrettables, se faisant, ils ne feront qu'aiguiser l'appétit d'un voisin qui n'a aucune raison de s'arrêter en si bon chemin.

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  2. C'est par un accident de l'histoire que la Crimée est devenue ukrainienne, et refuser par principe un référendum d'autodétermination à ces "débris de l'histoire", c'est gonflé vu le précédent du Kosovo.
    Les russes seront bien plus déterminés que nos néoconservateurs dans cette affaire, il s'agit d'honneur national.
    Poutine aura tout les russes derrière lui, qui va soutenir Ashton ou Rasmussen?
    Non, ce jeu est inspiré par des irresponsables, nous n'avons rien a gagner à piétiner leurs plate bandes et énormément à perdre.

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