lundi 16 juillet 2018

L'artillerie française - (Quelques possibles) tendances pour demain en opérations 3/3

Qu'est-il possible de retenir des récentes opérations, notamment au Levant (cf. partie 1 et 2), pour l’artillerie française en termes capacitaires ? Qu’envisager comme réponses possibles aux probables opérations futures ? Une liste, forcément non exhaustive évidemment, de quelques enjeux parmi d'autres, pour le court et le moyen terme, peut ainsi être dressée.
Un besoin en artillerie non démenti. Les bilans et modes d'actions développés précédemment l’illustrent : le feu indirect (et parfois direct) de l’artillerie offre une large palette d’effets cinétiques, mais aussi non-cinétiques, dans l’environnement opérationnel actuel (en contre-insurrection comme lors d'affrontements plus symétriques), permettant d’apporter des réponses pertinentes à des besoins opérationnels : frapper fort, ou non, à temps, de manière dynamique, dans la durée, en s'adaptant aux modes d'actions adverses changeants, etc. Ainsi, les choix technologiques déjà faits dans le cadre du programme Scorpion de modernisation de l’armée de Terre, notamment pour le segment médian, conduisent à de vraies questions sur la future possible place de l’artillerie. En effet, le choix de certains calibres par d’autres armes, comme l’Arme Blindée Cavalerie, et la transition à venir du 90mm et du 105mm des canons des chars ERC-90 et AMX-10 RC au 40mm des tourelles CTA des futurs engins blindés de reconnaissance et de combat (EBRC) Jaguar, laisse en suspens certaines questions, notamment du fait des performances anticipées pour certains calibres, et des défis technologiques encore à relever à court terme pour atteindre les performances annoncées. Et cela, sans laisser de trous dans la palette des options. C’est le cas, par exemple, de la qualification, pas simple à atteindre selon certains (mais en cours), de modes "air-bust" (à programmation de détonation) de certaines munitions de 40mm. Autre défi, plus structurel, la fin d’un relatif "confort opératif" pour les armées françaises et la relativisation de la supériorité des autres composantes des forces (notamment aériennes) dans leurs espaces communs respectifs. Du fait notamment de la diffusion de technologies dites "nivellantes" et de la montée en gamme des adversaires probables. Cela contraint les avantages de ces autres composantes, et leurs capacités d’appui aux forces terrestres (comme forces "demandeuses"), et cela oblige à penser à faire sans, ou du moins autrement.  Par exemple, c’est le cas pour l’importance probable à l'avenir des capacités d’appui-feu organiques, pour pallier l’éventuelle absence d’appui aérien, notamment pour les feux dans la profondeur (avec des capacités variées à maintenir, "surfaciques", saturantes, d’extrême précision, etc.). En cela, les 13 systèmes LRU actuellement détenus peuvent paraître des échantillons de capacités, détenues, c'est déjà cela. En attendant également des roquettes, conservant la même précision, mais ayant une plus grande allonge via de nouveaux propulseurs (au-delà des 80km actuels, et jusqu’à 100 / 150km), et le développement parallèle, toujours à titre d'exemple, de raids d’artillerie longue distance via l'emploi d'appareils de transport stratégique A400M, qualifiés et disponibles.

mardi 10 juillet 2018

L’artillerie française - "Aux résultats !" en Irak 2/3

Après avoir présenté le cadre général du mandat du 11ème régiment d’Artillerie de Marine (RAMa) de février à juin 2017 en appui de la reprise de l’Ouest de Mossoul, quel bilan ? Que retenir ? Et quelles évolutions depuis ?


"Le feu (indirect) tue"

Au cours de son mandat de 5 mois, le Groupement Tactique d'Artillerie (GTA) de l’Orient a conduit pas moins de 889 missions de feu avec ses 4 canons Caesar, soit une activité intense comparée au mandat précédent, et au début du suivant (cf. le schéma ici). Sans, pour rappel, tirer un seul obus dans Mossoul même, mais seulement en périphérie. Nous y reviendrons. Il ne peut être strictement discriminé entre actions des artilleurs américains et artilleurs français, mais 29% des feux de la coalition sur la période considérée (février à juin 2017) ont été réalisés par l’artillerie (dont 11,5% par les M142 HIMARS américains, capacités d’appui-feu de niveau division), le reste l'étant par les drones et l’aviation, dont notamment 4% en Close Combat Attack (CCA) par des hélicoptères américains AH-64 Apache particulièrement appréciés pour des tirs au plus près des forces amies avec leurs roquettes de 70 mm et leurs missiles Hellfire précis. Plus que les chiffres bruts ou la répartition, il s’agit, selon les militaires concernés, de relever l’importance des feux combinés, notamment quand des munitions aériennes visaient des structures (avec des effets plus puissants que l’artillerie), et que l’artillerie ensuite permettait de traiter avec précision les objectifs alors mis à portée (personnels, armements, infrastructures, etc.). Ou que l’artillerie ne subissait que peu les aléas météorologiques (d’où l’importance de la récente station météo type SEPHIRA), parfois compliqués durant le mandat (tempêtes de sable notamment) assurant la permanence des feux alors que la couverture aérienne était contrainte par le plafond nuageux. De leur côté, au rang des avantages comparés, les tirs depuis des appareils en vol peuvent permettre de gagner du temps, lorsque les appareils sont bien positionnés, ou qu’ils ont la possibilité de rapidement se rapprocher des cibles, fugaces, pour réduire la distance de la trajectoire de la munition tirée, ou qu’ils peuvent rapidement se repositionner et atteindre des nouvelles zones déconflictées (Restricted Operating Zone).

Ce mandat du GTA de l'Orient a permis de fortement rappeler (en interarmes comme en interarmées) que, conformément à la mission demandée décrite précédemment ("détruire l'ennemi"), "le feu indirect tue". Pour ce qu’il est possible de dévoiler, des bilans indéniables ont été atteints, faisant du 11è RAMa : "le régiment le plus l’étal de l’armée de Terre en 2017". Ainsi, avec certitude (et comme peuvent l’illustrer les raisons de l’attribution de la Croix de la Valeur militaire de ce bigor du 11è RAMa), ce n’est pas moins de 3 katibas ennemies (niveau compagnie) qui ont été détruites, 1 canon de 23 mm, 1 obusier D-30 de 122 mm, 8 mortiers lourds et moyens, 7 pick-up, et même, en "sol-fleuve", 3 embarcations sur le fleuve Tigre (certaines étant détruites en mouvement, justifiant presque la dénomination d’Artillerie de Marine du régiment…).

samedi 7 juillet 2018

L’artillerie française - En opérations aujourd’hui, avec le 11è RAMa 1/3

Le colonel Coquet, encore chef de corps du 11ème régiment d’Artillerie de Marine (Saint-Aubin-du-Cormier) pour quelques jours, a récemment présenté l’action menée en Irak par le Groupement Tactique d’Artillerie (GTA) de l’Orient. Composée notamment d’artilleurs de Marine, appelés bigors, cette unité ad hoc d'environ 150 personnes, également connue sous le nom de Task Force Wagram, a appuyé du 7 février au 27 juin 2017 de ses 4 canons automoteurs légers à roues de calibre 155 mm type Caesar la reprise de la partie Ouest de Mossoul. Ces opérations ont été menées en appui des forces partenaires, notamment irakiennes, dans le cadre de l’opération Chammal, volet français d'Inherent Resolve menée en coalition pour défaire l’organisation État Islamique (EI) en Irak et Syrie et favoriser autant que possible les conditions permettant d’accroître la stabilité régionale.


Ce déploiement du régiment d’artillerie de la 9ème brigade d’Infanterie de Marine (BIMa), rupture dans la continuité de l’approche indirecte qui prévalait jusque-là au Levant, était le 2nd mandat de la TF Wagram, après celui du 68ème régiment d’Artillerie d’Afrique (RAA), débuté en septembre 2016, pour appuyer la reprise de Mossoul-Est. Le 35ème régiment d’Artillerie parachutiste (RAP), le dernier régiment d’artillerie de spécialité "feux dans la profondeur" (FDP) opérant des moyens comme le Caesar (capacités sol-sol donc, et donc non spécialisé en lutte antiaérienne, drones, cartographie, etc.) pas encore passé par l’Irak, est au Levant depuis quelques jours (dans un format un peu différent par rapport au GTA de l’Orient, nous y reviendrons). Il relève le GTA de Marine (TF Wagram mandat 5) autour du 3ème régiment d’Artillerie de Marine (RAMa), qui relevait le 40ème RA de Suippes, GTA Igman, relevant lui-même les artilleurs de montagne du 93ème RAM.

A l’échelle de l’histoire militaire française des 20 dernières années, ce déploiement est assez unique, pour plusieurs raisons. Les moyens artillerie se trouvent déployés dans une unité propre (d’où GTA et non "GTIA à dominante artillerie"), au sein d’une coalition avec des procédures bien spécifiques, au contact de nouvelles manières de procéder ou de manières peu employées jusque-là. Le GTA a opéré de plus avec une intensité rarement vue depuis les opérations dans le Golfe en 1991, le 11ème RAMa y étant également engagé ,au sein de la Division Daguet, et réalisant alors avec 18 canons un nombre quasi similaire de missions par rapport à celles menées en 2017… mais là avec seulement 4 canons. Et cela face à un ennemi décrit comme "disparate, mais complet (avec des vraies capacités de guerre électronique, blindés, moyens NRBC pour du chimique, etc.), cohérent et avec un commandement centralisé. En somme le plus symétrique rencontré depuis longtemps". Par ces caractéristiques, cette opération marque le présent de l’artillerie française et éclaire en partie son futur. Sans revenir point par point (comme cela est fait dans ce dossier particulièrement complet) sur les 5 mois d’un mandat de "haute intensité" (quasi 900 missions de tirs, environ 5.000 obus tirés, seulement 9 journées sans tir sur 137 jours de bataille aux postes de combat), quels enseignements en retenir ? En s’appuyant, notamment mais pas seulement, sur ce riche témoignage.

jeudi 5 juillet 2018

Entretien - Opérations de déception. Repenser la ruse au XXIe siécle, par Rémy Hémez

Dans le dernier Focus stratégique de l'IFRI, le lieutenant-colonel Rémy Hémez, auteur prolifique, anciennement détaché auprès de l'IFRI de 2015 à 2017, revient sur la déception, pratique de guerre souvent confondue parfois négligée, qui pourrait pourtant offrir, notamment avec l'avènement de certaines technologies, des opportunités face à des situations de blocages tactiques. Via une co-publication avec Ultima Ratio (le blog du Laboratoire de recherche sur la défense de l'IFRI), il revient pour nous sur cette question. Qu'il en soit remercié.
 
Souvent communément confondue avec d’autres procédés, qu’est-ce que la déception ? Et qu’est-ce qu’elle n’est pas ?
 
Cette question est importante car des raccourcis fréquents n’aident pas à comprendre ce concept. Le terme de déception est régulièrement employé en tant que synonyme de ruse. Or, ce n’est pas le cas. La ruse est "un procédé tactique combinant la dissimulation et la tromperie dans le but de provoquer la surprise" (cf. ouvrage de J-V Holeindre, La ruse et la force : une autre histoire de la stratégie, chez Perrin), la déception est une de ses déclinaisons. La déception ne se limite pas non plus à la dissimulation (dont le camouflage) qui est une de ses composantes. Elle est en revanche proche du "stratagème", un procédé qui, contrairement à la ruse, peut être enseigné et doit être planifié.
 
 
Le terme de déception pose problème à cause de son sens premier actuel en français et par le fait qu’il est souvent considéré comme un anglicisme. Cependant, même si l’on peut discuter de sa pertinence, il est établi dans le vocabulaire militaire français depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et il partagé avec de nombreux pays. Par ailleurs, le mot déception est employé depuis au moins le XVe siècle en français dans le sens de tromperie[1].
 
Aujourd’hui, la définition doctrinale de la déception est la suivante : "Effet résultant de mesures visant à tromper l’adversaire en l’amenant à une fausse interprétation des attitudes amies en vue de l’inciter à réagir d’une manière préjudiciable à ses propres intérêts et de réduire ses capacités de riposte. La déception comprend la dissimulation, la diversion et l’intoxication" (selon EMP 60.641 Glossaire français/anglais de l’armée de Terre, édition de janvier 2013)..
 
L’épisode mythique du cheval de Troie est un exemple assez typique de déception. Le cheval de bois géant conçu par Epéios permet de dissimuler le groupe de combattants conduits pas Ulysse. Le grecque Sinon est laissé sur la plage et intoxique les Troyens pour les convaincre de faire entrer le cheval dans la ville. Les navires grecs font diversion en levant le siège et se regroupant derrière l’île voisine de Ténédos. Pour autant, jusqu’à l’époque moderne, la déception est essentiellement le fait du "génie" du chef militaire. Elle est rendue difficile par la dimension limitée du champ de bataille. La révolution industrielle, l’augmentation de la taille des armées, l’accroissement de la mobilité, l’avènement de la troisième dimension ainsi que les premiers pas des technologies de l’information offrent l’opportunité de synchroniser les opérations de déception sur des fronts entiers, voire jusqu’au niveau stratégique, ce qui était jusqu’alors impossible. C’est ainsi que la déception est institutionnalisée, fait son entrée dans les états-majors et que le terme prend son sens actuel. Ainsi, et par différence avec la ruse, une opération de déception implique une combinaison d’actions planifiées et coordonnées visant à tromper le chef ou à tout le moins le système de commandement de l’ennemi.