lundi 8 septembre 2014

Entretien - Les sapeurs français au combat en Afghanistan (Christophe Lafaye)

Christophe Lafaye vient de recevoir le Prix d’Histoire militaire 2014 de la DMPA (Ministère de la Défense) pour sa thèse « L’emploi du génie en Afghanistan (2001-2012). Adaptation d’une arme en situation de contre-insurrection. Hommes, matériel, emploi », réalisée sous la direction du LCL Rémy Porte. Chercheur rattaché au CHERPA (IEP d’Aix-en-Provence), il est également officier de réserve au 19e Régiment du Génie (Besançon).

Il a bien voulu répondre à nos questions, dans un long (et riche) entretien visant à mettre en avant le délicat travail réalisé par nos sapeurs en Afghanistan durant ces 12 années, tout en l'intégrant dans le temps long de l'histoire récente de l'arme du génie d'une part, et des opérations interarmes d'autre part. Il est également un hommage aux 13 sapeurs qui y ont perdu la vie dans l'accomplissement de leur mission. Ne les oublions pas.

 
1/ Pour les sapeurs français, les opérations en Afghanistan s'inscrivent-elles dans une continuité historique ou marquent-elles une rupture ?

Nous ne pouvons pas parler franchement de rupture mais de la poursuite d’une évolution. L’Afghanistan est un moment de redécouverte des savoir-faire propres à la lutte de contre-guérilla, avec les techniques et les moyens du XXIème siècle. L’armée française puise dans sa riche histoire coloniale, dans « les bonnes pratiques » de ses alliés et dans la capacité d’innovation de ses hommes. A l’échelle de l’histoire du génie des 50 dernières années, ce conflit semble répondre à la première guerre du Golfe (1990-1991), qui avait été propice à la redécouverte des actions offensives dans le cadre d’un conflit conventionnel en coalition. Cette guerre, ainsi que les opérations de maintien de la paix de l’ONU et celles menées sous l’égide de l’OTAN, ont façonné le génie qui se trouve projeté en Afghanistan dès la fin de l’année 2001. De mon point de vue, nous pouvons voir s’esquisser une forme de continuité, marquée, il est vrai, par les nombreuses inflexions politiques au fil des « Livres Blancs ».

L’histoire du génie contemporain peut être divisée en 5 grandes phases. Durant les deux premières phases, entre 1930 et 1945, le génie connaît ses plus grands bouleversements. Il passe du statut d’arme du travail ou d’arrêt, à celui, plus moderne, d’arme d’appui du mouvement et de l’équipement du champ de bataille. Largement mécanisée, il est tout à fait apte à affronter les défis d’un conflit conventionnel en Europe. Durant la troisième phase, entre 1945 et 1962, le génie découvre en Extrême-Orient et en Afrique du Nord des nouvelles facettes de son action liées aux conflits de contre-guérilla. Son rôle d’arme, à l’interface entre le politique et le militaire, est affirmé par ses expériences. Les savoir-faire propres aux conflits conventionnels ne sont pas perdus puisque la France contribue alors au bouclier continental mis en place en Europe de l’Ouest par l’OTAN. Les conflits de décolonisation permettent de développer et d’approfondir des savoir-faire spécifiques aux opérations de contre-guérilla (lutte contre les Engins Explosifs Improvisés (EEI), opérations de fouilles de caches, de grottes, ouverture d’itinéraires…), dont les enseignements sont repris par l’école du génie jusqu’en 1964. La quatrième phase, de 1962 à 1991, consacre le génie de la Guerre Froide, largement mécanisé, en garde face à l’Est et s’appuyant sur la conscription pour fournir ses effectifs. A cette époque, et malgré l’écartement de certains enseignements à l’école du génie, les savoir-faire en contre-guérilla ne disparaissent pas complètement. Des régiments professionnalisés les entretiennent dans le cadre d’Opérations Extérieures (OPEX) partout dans le monde. A partir de 1983 et de la création de la Force d’Action Rapide (FAR), seul un petit nombre d’unités est concerné. Après la guerre du Golfe et la dissolution de l’URSS, le génie entre dans la cinquième phase de son histoire contemporaine qui est celle de sa professionnalisation, de l’élargissement des OPEX à tous les régiments et de la constitution de savoir-faire spécifiques liés aux opérations de maintien de la paix qui se superposent à ceux déjà existants. Le génie intervient dans le cadre de coalitions internationales, sous forme de corps expéditionnaires, et débute l’uniformisation de ses procédures et de son matériel, selon les formats de l’OTAN.

Durant ces années précédant l’engagement en Afghanistan, nous pouvons observer certaines constantes. Il n’y a pas véritablement de pertes complètes de savoir-faire car durant chaque phase, le recours à certaines formations permet de les conserver même à minima. Par contre, la baisse des effectifs est constante depuis 1945, tout comme la question de l’intégration du génie dans un cadre interarmes. Si l’emploi du génie du début des années 2000 reste très lié aux enseignements des opérations de maintien de la paix, l’engagement en Afghanistan lui permet d’entreprendre une évolution qui a un impact sur ses savoir-faire, ses doctrines, l’organisation de ses enseignements, son matériel mais aussi sur sa perception par les autres armes de l’armée française. In fine, les sapeurs eux-mêmes sont marqués par cet engagement exigeant, qui se déroule dans un milieu géographique et humain complexe.

2/ Face à l'innovation permanente, comment réagit cette arme qui doit, d'une certaine façon, rattraper un certain retard car n'ayant pas connu le laboratoire tactique irakien ?
 
De mon point de vue, il faut nuancer cette idée de retard tactique de la France par rapport au deuxième conflit irakien, pour la simple est bonne raison que le processus d’adaptation du génie aux conditions de la guerre en Afghanistan débute dès l’été 2003, quelques mois à peine après le début de l’intervention américaine pour chasser Saddam Hussein. L’envoi des forces spéciales dans le Helmand et le retour des Taliban constituent un point de départ. De plus, au sein de l’Echelon Central NEDEX (organisme chargé de la protection des installations militaires en Île-de-France et de la formation des spécialistes, qui sera remplacé en 2011 par le CIAM - Centre InterArmées MUNEX), des échanges d’expériences constants ont lieu avec les Britanniques dans le cadre de l’OTAN dans le domaine de la lutte contre les EEI. Ils s’intensifient tout particulièrement au début de l’année 2005. Les armées occidentales ne sont pas cloisonnées. Malgré les tensions diplomatiques et politiques de l’époque, il y a toujours un dialogue entre militaires des différentes nations. Dans le même temps, l’école du génie à Angers lance des expérimentations qui donnent naissance en juillet 2010 au Centre Contre-IED (C-CIED). Il devient un an plus tard le CIAM. Arme savante et rustique à la fois, le génie peut aussi compter sur l’ingéniosité de ses hommes déployés en Afghanistan qui proposent nombre d’innovations techniques, en particulier dans le domaine du déminage (petit buggy de déminage, charrette de transport de charge à eau pour le robot…) et de la protection de la force (kits artisanaux de surprotection des véhicules…).

De toute façon, la France ne dispose pas des moyens financiers qui lui permettraient de copier purement et simplement les réponses tactiques des anglo-américains. Lorsqu’elle s’y essaie, le résultat est de toute manière différent. A partir d’avril 2009, un Détachement d’Ouverture d’Itinéraire Piégé (DOIP) est créé en Afghanistan afin de pouvoir contrôler la non-pollution des axes par des EEI. Il est composé à partir de la 6ème compagnie de contre-minage du 1er RG (Illkirch-Graffenstaden), puis, après la dissolution du régiment en juin 2010, à partir de la 6ème compagnie du 13ème RG (Valdahon) qui s'auto-relèvera durant encore 2 ans.  Copie réalisée avec des moyens plus modestes des Road Clearence Packages (RCP) de l’armée américaine développés en Irak avec des véhicules type Mine-Resistant Ambush-Protected Vehicles (MRAP). Ce détachement - reposant sur le camion Buffalo et le système SOUVIM - se modernise (véhicules ARAVIS, SOUVIM 2) et s’autonomise au fil des mandats successifs (ajout d’une section de protection et de dépollution). Son concept s’appuie sur la détection et la neutralisation des EEI sur les axes, à partir de véhicules hautement protégés et théoriquement capables de travailler plus vite et de manière plus sûre. 2 sapeurs du 13ème RG seront tout de même tués dans la réalisation de cette mission. Malgré son origine anglo-américaine, les Français travaillent ainsi avec une doctrine qui s’adapte à leurs moyens et aussi à leur culture.

Le génie puise aussi dans sa riche histoire pour s’adapter, tout en s’inspirant des bonnes pratiques de ses partenaires et des capacités d’innovation de ses hommes. A ce titre, l’intégration de la Fouille Opérationnelle Spécialisée (FOS) est exemplaire. En Afghanistan, ces équipes de sapeurs, déployées à partir d’avril 2009 eux aussi, ont pour mission de lutter contre les réseaux responsables de la pose des EEI, en procédant à des fouilles d’habitations ou de zones sur renseignement, pour les priver de ressources matérielles et remonter les filières. Cet outil puise ses racines dans les expériences françaises en Indochine et en Algérie, tout en intégrant l’apport capital du Military Search britannique : le respect du cadre légal et l’utilisation de méthodes de police scientifique pour démanteler les réseaux. Je détaille d’ailleurs le dispositif français de lutte contre les EEI en Afghanistan dans le HS n°36 de DSI (juin-juillet 2014). Pour conclure sur cette question, je pense que le principal moteur de l’adaptation à l’adversaire reste l’Homme. Sur le terrain, les démineurs spécialisés (NEDEX-EOD) développent leurs propres parades et techniques pour conserver un temps d’avance sur les artificiers taliban. De la même manière, les chefs de section du génie font évoluer au fil du temps les procédures d’ouverture d’itinéraire pour surprendre leurs adversaires. Cette confrontation des hommes, de leur volonté et de leur ingéniosité, reste au centre du combat.

 
 
3/ Comment s’opèrent les changements au sein de l’arme du génie entre 2001 et 2012 ? Quel en est le moteur ?

Le processus d’adaptation de l’arme suit l’évolution de la menace sur le terrain. L’engagement en Afghanistan se construit par étapes. Elles correspondent chacune à un temps d’évolution de ses missions, de ses moyens et de ses doctrines. Les soldats français sont cantonnés dans la capitale entre 2001 et 2007. Des inflexions politiques fortes sont données à partir des années 2006-2007, qui positionnent la France comme un acteur de premier plan de la coalition. L’OTAN lui confie à partir de 2008, la responsabilité d’une zone stratégique importante : la province de Kapisa et le district de Surobi. Progressivement, la France passe d’une attitude prudente à une pleine participation à la relance de la guerre contre les Taliban et à la stratégie de contre-insurrection (2007-2011), avant d’entamer une transition des opérations vers l’Armée Nationale Afghane (ANA) et son retrait (2011-2012). Le génie bénéficie, pour ses équipements, de la politique d’adaptation réactive qui s’accélère après l’embuscade d’Uzbin (18 août 2008). 
 
En Afghanistan, l’armée française a conduit des opérations de contre-guérilla en terrain montagneux. C’est à partir de son déploiement en Surobi et en Kapisa que le génie mène des opérations parfois très dures. Auparavant, les forces déployées à Kaboul n’en avaient tout simplement pas la mission. Jusqu’en 2005, les sapeurs sont essentiellement sollicités pour collecter les munitions non explosées qui jonchent le sol afghan, pour réaliser des travaux d’organisation du terrain ou d’aide au déploiement, ainsi que pour participer au programme de désarmement général en contrôlant les dépôts et en détruisant les caches d’armes. Le génie intervient auprès des populations pour des actions de sensibilisation contre le danger des mines et pour contribuer à la réalisation de multiples projets civilo-militaires. Les savoir-faire développés dans les années 1990 sont alors tout-à-fait adaptés. Très tôt, les EEI font des victimes en Afghanistan, mais l’aire de responsabilité française est relativement épargnée. Les interventions des démineurs sont rares et se prêtent parfaitement à leur statut très spécialisé et à leur effectif limité. Toutefois, dès ces premières années, le travail en coalition permet de faire peu à peu évoluer les pratiques. L’utilisation de certains robots par les démineurs anglo-saxons en particulier persuade les Français de les adopter à leur tour. L’utilisation des Bastion Walls pour les travaux de protection justifie l’investissement dans des matériels nouveaux, de type Hesco, observés chez les Britanniques, plus efficaces que les traditionnels gabions utilisés jusque-là. L’armée française à Kaboul ne vit alors qu’un engagement limité par le pouvoir politique, qui ne souhaite pas entrer dans l’engrenage des combats. Ainsi, le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) interdit au génie de procéder à du déminage de zone pour ne pas risquer la vie des sapeurs. Cette activité est laissée aux alliés et aux nombreuses ONG qui travaillent en Afghanistan. Seul le déminage des artifices qui menacent directement la vie des soldats est autorisé. L’entraînement au combat interarmes n’est pas davantage développé. Comme au cours de la décennie précédente, les fantassins, les cavaliers, les artilleurs, les sapeurs, les transmetteurs, cohabitent, s’appuient mutuellement sur ordre mais méconnaissent dans une large mesure leurs missions, leurs matériels et leurs capacités réciproques. Ils se croisent souvent sur le terrain comme à l’instruction en métropole, mais les bilans restent mitigés : le chef interarmes ne sait pas utiliser pleinement le potentiel de tous les moyens à sa disposition, en particulier ceux du génie. En Afghanistan, durant les premières années, devant le calme relatif de la zone de responsabilité française, certains observateurs voient le triomphe de la French Touch, héritage de ce savoir-faire hexagonal, fruit d’une longue histoire militaire coloniale (par ailleurs largement fantasmée ou mythifiée), qui permet d’entretenir de bons rapports avec la population.

Toutefois, penser que les missions qui s’enchainement à Kaboul ne le sont que de manière monotone et répétitive est une erreur. En 2003, le retour des Taliban, la projection des forces spéciales à Spin Boldak et la menace des EEI incitent l’armée française à s’interroger sur sa doctrine, ses formations, ses moyens. Sommes-nous suffisamment protégés ? Disposons-nous du matériel qui nous permettrait d’engager le combat si la situation s’aggravait ? Ces deux questions, de la protection de la force et de la réversibilité, sont les premiers moteurs d’une adaptation qui ne va pas cesser. Cependant, dans une armée qui n’est pas confrontée à un péril vital immédiat, ce processus prend du temps. La mise en place d’une doctrine de lutte contre les EEI est à ce titre révélatrice. Dès 2002, les démineurs du 31e RG (Castelsarrasin) récupèrent des EEI déposés le long de la route de Bagram pour exploser au passage des convois (Road Side Bombs). Les Français connaissent déjà le potentiel destructeur de cette « arme du pauvre », largement utilisée durant la guerre civile au Liban. Puis, à partir de l’été 2003, la menace se précise. Les Taliban font exploser à Kaboul des véhicules allemands en utilisant, entre autres, une voiture-suicide (VBIED). Quatre mois plus tard, le 2 octobre 2003, un démineur du 3ème RG (Charleville-Mézières) neutralise un EEI radiocommandé à distance, sans utiliser de brouilleurs. Mais, au début de l’année 2005, les forces spéciales ont interrogé l’échelon central NEDEX sur les mesures à prendre pour lutter contre ces engins. Un processus est lancé, qui aboutit à des achats d’équipements, à la constitution de nouvelles unités, à l’élaboration de stages adaptés au sein de l’école du génie et à la refonte de certains éléments de doctrine. Malheureusement, le 3 août 2005, le caporal-chef Cédric Cruppel, du 1er RPIMa (Bayonne), est le premier soldat français victime d’un EEI sur ce théâtre d’opérations. Dès le mois d’octobre, une deuxième équipe de démineurs est envoyée en Afghanistan pour compléter les effectifs du bataillon de Kaboul. A l’occasion du mandat suivant, en mars 2006, les premiers véhicules équipés de brouilleurs sont testés les forces françaises et la première utilisation opérationnelle se déroule le 25 avril, en ouverture d’un convoi. A cette date, il n’y a sur le sol afghan que deux VAB « Bromure ». A l’été 2006, les premières sensibilisations contre la menace que constituent les EEI sont réalisées lors des phases de mises en condition avant projection, préalable hexagonal au déploiement des troupes. En 2007, les véhicules trop faiblement blindés sont retirés d’Afghanistan ou font l’objet de la pause de kits de surprotection. Désormais, l’ouverture d’itinéraire par des spécialistes est de plus en plus fréquemment demandée par les chefs interarmes qui redoutent cette menace.
 
Les commandants d’unité se rendent compte que les qualifications des hommes, à certains égards, posent problème vis-à-vis de la réglementation sur le théâtre d’opération. L’école du génie modifie le contenu de ses enseignements pour donner la priorité à l’appui au combat et à la lutte contre les engins explosifs improvisés. Les compétences des démineurs sont élargies, afin de donner plus de responsabilité à l’échelon tactique et de fluidifier la manœuvre sur le terrain. L’accès à la qualification NEDEX-EOD s’assouplit. Il est ainsi possible de disposer de démineurs en plus grand nombre et plus jeunes, physiquement plus aptes et auxquels l’absence de charges de famille laisse l’esprit plus libre. Une doctrine de lutte contre les EEI est rédigée. Elle comporte trois volets : la lutte contre les engins, l’entraînement des unités et l’attaque des réseaux. En 2008, le processus s’accélère. A Angers, l’école du génie créé de nouvelles filières de formation. Sur le terrain, les équipements de protection individuels se modifient tandis que les sapeurs et les Taliban mènent une guerre d’usure au cœur de laquelle l’ingéniosité et l’initiative des hommes trouvent à s’exprimer. Depuis 2009, les mises en conditions avant projection font de la collaboration interarmes la clef de la réussite de la manœuvre sur le terrain. En Afghanistan, la formule traditionnelle « Pas un pas sans appuis » retrouve tout son sens. En fait, depuis qu’elle est en Afghanistan, au contact des réalités des opérations actives, l’armée française n’a eu de cesse de s’adapter aux menaces. Plus la guerre devient cruelle et plus les adaptations s’accélèrent. « Une armée ne fait pas la guerre pour s’aguerrir », nous confiait le général Georgelin lors d’un entretien. Certes. Mais elle capitalise son expérience et les dividendes sont recueillis rapidement au Mali.

4/ Le génie a-t-il pu travailler dans des conditions optimales en Afghanistan ?

Des conditions optimales ? Non, certains problèmes subsistent. Malgré des demandes récurrentes, les effectifs du génie ne sont jamais augmentés afin que tous les éléments de l’interarmes puissent être appuyés de manière optimale lors des sorties. Pour faire face à cette pénurie d’hommes, les chefs de sections scindent leurs groupes en trinômes ou prélèvent des personnels sur le groupe de commandement. Le TUEM (tableau des effectifs projetés avec leur fonction) est détourné d’une certaine manière, pour créer un groupe supplémentaire. Face à la limite des 4.000 hommes imposée par le pouvoir politique au plus fort des combats, nous pouvons constater que cette demande forte n’est pas prise en compte à Paris. Alors les hommes s’adaptent à cette nouvelle contrainte, en prenant plus de risques et en augmentant la charge de travail.

En outre, le déroulement des opérations en Afghanistan montre que les sapeurs intégrés à une manœuvre d’ensemble doivent être capables de redevenir un pion tactique classique supplémentaire dès la fin de leur mission spécifique. Cela suppose une grande maîtrise du combat d’infanterie ainsi qu’un niveau d’équipement identique à celui des fantassins pour être totalement interopérable. Les Taliban, eux, ne font pas de différences entre les soldats français ! Cette polyvalence, reconnue indispensable sur le champ de bataille, semble parfois aller à l’encontre de la spécialisation croissante des sapeurs et à celle de la distinction faite, dans ce cas, entre arme d’appui et de mêlée. Les dotations en armement spécifiques pour ce théâtre ont parfois mis du temps à arriver jusqu’aux compagnies. Globalement, cette question touche jusqu’à la structure même des sections du génie. En effet, dotées d’un chef d’équipe en moins par rapport à leur homologue de l’infanterie, elles ne peuvent compter en leur sein une équipe d’appuis spécialisés (lance-roquette, tireur de précision, lance-grenade individuel). Ce constat conduit donc à s’interroger sur la pertinence de l’hyper spécialisation des armes techniques, à l’heure où un fort socle commun de connaissances, partagées par tous les hommes quelle que soit leur arme d’appartenance, semble particulièrement utile face à un adversaire rustique et manœuvrier. S’il serait aussi contre-productif qu’illusoire d’envisager la disparition des distinctions entre les armes (infanterie, cavalerie, artillerie, génie, etc.), sans doute serait-il pertinent d’approfondir ce socle commun des connaissances d’infanterie des hommes du rang et de conforter les compétences interarmes des cadres. Se pose toutefois, alors, une double question : celle du temps disponible pour la formation d’une part et celle d’une relative harmonisation des équipements.

Enfin, en dépit de l’investissement accru pour moderniser l’armée française, le nombre de régiments du génie diminue encore entre 2001 et 2012, au fil des lois de programmation militaire et des mesures de réorganisation. Le besoin en sapeurs étant important, le rythme d’engagement de certains régiments est remarquable. Le 2e REG (Saint-Christol) est présent lors de tous les mandats « hiver » de la Task Force Lafayette : 625 officiers, sous-officiers et légionnaires ont déployés sur ce théâtre en dix ans. L’ensemble de ses compagnies se sont « auto-relevées » au moins une fois durant cette période. L’effort du 17e RGP (Montauban) est comparable sur les mandats « été », tout comme celui de la 6e compagnie de dépollution du 13e RG en auto-relève pour armer le DOIP. Ces régiments ont acquis des savoir-faire certains dans le domaine de lutte contre-guérilla.

 
5/ Le génie passe-t-il vraiment d'enseignements appris à des enseignements retenus sans connaître, la phase souvent observée, de déperdition de connaissances ?
 
Avec la fin du retrait des troupes françaises, la question de la pérennité des acquis se pose effectivement. Je pense que la courbe de déperdition des connaissances dans le domaine du « génie combat » suit celle des départs des hommes de l’institution militaire. Nous manquons de données pour dire combien des 60.000 soldats français ayant servis en Afghanistan ont rejoint le monde civil depuis 2012. Néanmoins, sur une centaine de combattants partis à l’été 2011 au sein de la 1ère compagnie du 19e RG en Surobi, il n’en reste qu’une dizaine encore en activité dans la compagnie. La mémoire pratique des unités s’estompe sans que l’Institution ne puisse pallier à cela, faute, en partie, à des moyens financiers et humains suffisants. Par ailleurs, la question de l’existence de micro-parcs de matériels acquis pour l’Afghanistan (Aravis, Buffalo, brouilleurs) pose la question de leur maintenance, et donc du maintien de leur capacité opérationnelle.
 
A mon avis, les retours d’expériences (RETEX) ne comblent pas ce manque. Relus et amendés avant d’être transmis à la hiérarchie, évacuant par principe toute considération politico-militaire, nous pouvons nous interroger sur la réelle capacité de l’armée française à élaborer et conserver des enseignements pertinents de ses engagements. Personnellement, je suis partisan de la création d’équipes de recherche opérationnelle armées conjointement par des militaires et des universitaires (qui peuvent parfois être les deux d’ailleurs) - en toute autonomie de ton et de contenus - pour travailler sur la mémoire des conflits mais aussi constituer une aide au commandement en opérations. La France semble avoir un complexe face à l’histoire militaire. Elle pense que trop se plonger dans le passé - même récent - risque de lui faire manquer la prochaine guerre !

Elargissons votre question. Nous pouvons aussi appliquer cette notion de déperdition des connaissances aux autres techniques du génie qui n’ont pas été mobilisées en Afghanistan. Dans une armée sous forte contrainte budgétaire, où il a parfois été nécessaire de collecter l’ensemble des matériels sensibles d’un régiment (armements, optiques, etc.) pour pouvoir projeter une compagnie équipée en Afghanistan, d’autres compétences ont été délaissées (franchissements, déminage de zones, etc.), faute de temps, d’entretien des équipements ou de moyens pour les enseigner. Les engagements actuels amènent une nouvelle fois les sapeurs à affronter des adversaires irréguliers, structurés en réseaux, utilisant des engins explosifs improvisés et pratiquant le combat de guérilla. Mais qu’en serait-il si une menace plus symétrique devait se manifester ? L’Iran, la Syrie, le retour de la Russie comme puissance impérialiste, les scénarios ne manquent pas. Serions-nous capable d’aligner du matériel en état de marche et de disposer des compétences humaines et techniques pour le mettre en œuvre ? La question est posée.
 
Enfin, dix ans d’engagement en Afghanistan ont fait de la protection de la force le cœur des préoccupations des sapeurs. Les constructions de postes de combats ou de bases opérationnelles avancées peuvent laisser penser au retour des officiers bâtisseurs, des lignes de postes de la conquête coloniale à la ligne de Lattre autour du delta utile du Tonkin, en passant par le camp retranché de Na San. Malgré d’incontestables progrès technologiques (utilisation des ballons captifs d’observation équipés de matériels électroniques sophistiqués, U-Wall et T-Wall contre les effets des explosions, etc.) et techniques (Hesco Bastion Walls), l’engagement en Afghanistan révèle une rupture historique chez les héritiers de Vauban. Conseiller du chef dans l’élaboration et la réalisation de son plan de bataille, l’officier du génie doit disposer d’une culture technique et stratégique pour remplir son rôle. Il serait d’ailleurs réducteur et dangereux qu’il n’apporte qu’une réponse strictement technique à des problèmes tactiques. La construction d’un poste de combat doit également répondre à des problématiques strictement opérationnelles, voire même stratégiques. Auparavant, la très grande majorité des officiers du génie pouvait maîtriser les deux domaines (tactique et stratégique). Avec la création du Service d’infrastructure de la Défense (SID), le domaine technique tend insensiblement à se déconnecter des problématiques tactiques du théâtre d’opération au fur et à mesure des plans annuels de mutation et du rajeunissement des cadres. Cette polyvalence historique tend à se perdre, au profit d’une spécialisation des tâches qui peut engendrer des effets pervers ou négatifs sur le terrain. C’est aussi une forme de déperdition des connaissances révélée par l’Afghanistan, qui demande une réponse.
 
Crédits photographiques : collections privées ou EMA/ECPAD.

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