lundi 15 janvier 2018

Armées / Innovation - Des démonstrateurs à intégrer dans une ambitieuse politique d'expérimentations (2/5) [MAJ]

Les acteurs industriels de l’aéronautique française, par la voix de leur fédération professionnelle, le GIFAS (Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales), souhaitent donc qu’une part plus importante des futurs crédits du ministère des Armées en Recherche et Technologie (R&T), notamment les études amont, permettent de soutenir "une culture de conception par démonstrateurs". Ces crédits étatiques sont utilisés, en plus des financements industriels sur fonds propres, en préparation du lancement, ou non, d’opérations d’armement (OA). Selon ces acteurs, cette culture est à développer notamment pour le futur de l’aviation, surtout celle dite "de combat", aujourd’hui au milieu du gué entre deux générations : entre innovation incrémentale pour l’adaptation de la génération précédente (via notamment une logique d’évolution par standards successifs) et premières études d’orientation sur l'architecture de la génération suivante (avec un système de combat aérien futur (FCAS) composé de l'interaction optimisée de "tout ce qui vole" en termes de plateformes porteuses de capteurs, senseurs et effecteurs, et cela "en nombre").
 
 
Démonstrateur Neuron lors d'une (courte) campagne d'essais avec le porte-avions Charles De Gaulle et un appareil omnirôle Rafale (DGA)

Ce vœu rejoint les propos du délégué général à l'armement (DGA) Joël Barre en octobre 2017 lors d’une audition à l'Assemblée Nationale: "Les innovations sont de plus en plus rapides, de plus en plus fréquentes, il faut essayer de les identifier, de les expérimenter, de les capter et de les introduire dans nos systèmes. Cela passe notamment par la multiplication des démonstrateurs - au sol, en vol ou en mer -, véritables prototypes de matériels ou de systèmes, qui coûtent évidemment plus cher que des études sur le papier ou des maquettes en laboratoire. Notre enveloppe actuelle d’un montant moyen de 730 millions d’euros annuels est insuffisante pour réaliser ces démonstrateurs". De même, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale publiée fin 2017 indiquait : "Des démonstrateurs d’envergure permettront de mieux préparer la prochaine génération de systèmes et d’équipements, aptes à conférer la supériorité opérationnelle et à assurer de futurs succès à l’export, dans un contexte de compétition exacerbée". Tous s’accordent donc sur la nécessité financière, un des pans de la problématique.

Passer la vallée de la mort plus rapidement, notamment que les adversaires

Il s’agit donc de réaliser des plateformes, mais également l’environnement autour (senseurs, effecteurs (dont l’armement), réseaux, etc.), pour lever certains risques (financiers, techniques, industriels, opérationnels, etc.) et valider les technologies en conditions aussi réelles que possibles (les apports comme les défaillances). Par définition, le prototype fonctionnel (différent notamment du prototype numérique, sorte de "jumeau numérique" avec un développement via la simulation), plus souvent appelé aujourd'hui démonstrateur technologique, peut ne répondre à aucun besoin opérationnel militaire immédiat. Il permet néanmoins l'application, l'intégration et la validation de technologies déjà existantes ou en cours de développement dans une logique applicative. Tout en pouvant servir, et ce n'est pas le moindre des apports, de rodage pour le travail collaboratif à plusieurs partenaires (dont internationaux, étatiques ou industriels) dans les modalités de développement et de production (maîtrise d’œuvre, sous-traitance, etc.). Et cela, avec des risques moindres, et des conséquences moindres en cas de difficultés ou d’échecs, du fait de sa non-application immédiate. Dès lors, un juste équilibre des crédits entre les différents types d’activité de recherche doit être trouvé, entre court et long termes, technologies émergentes et matures, etc.

Quels peuvent être les préalables à une politique ambitieuse de démonstrateurs et d'expérimentation ? Que le respect des annonces politiques (présidentielles et ministérielles) permette l’atteinte au plus vite de l’espéré niveau d’1 milliard d’€ par an consacré par le ministère des Armées aux études amont (contre environ 725 millions d’€ en 2018). Un niveau qui, pourtant, ne devrait pas être atteint en l’état en début de prochaine Loi de programmation militaire (2019-2025), mais bien plutôt dans les 2/3 dernières années de la période couverte (en 2022 même, selon le projet de loi de la Loi de programmation militaire 2019-2025). Il faudra sans doute faire sans d’ici là, et poursuivre avec le niveau actuel, avec environ 1/3 des crédits R&T/études amonts consacrés à ces étapes dites TRL (Technology Readiness Level) 6-7. Encore faut-il que ces crédits, en volume suffisant, puissent irriguer les innovants, qu’importe leurs tailles, et que les PEA (programmes d’étude amont dotés d’un volume permettant un vrai effet de leviers) ne soient pas réservées aux acteurs majeurs, qui jouent plus ou moins le jeu de faire monter sur leurs projets de démonstrateurs les structures de taille plus modeste, pourtant parfois plus innovantes.

Fondamentalement, le démonstrateur ne possède pas toutes les qualités techniques et les caractéristiques de fonctionnement d'un nouveau produit (prototype ou premier de série). Il peut n’être constitué que de briques technologiques, et n’illustrer au final que de possibles futures fonctions plus que des caractéristiques formelles. Mais il s’intègre dans l’évolution vers un futur projet, pour démontrer ou infirmer le bien-fondé d'un ou plusieurs concepts avant transfert vers des phases d’industrialisation, via une opération d’armement avec une phase de développement dédiée ou un développement sur fonds propres pour miser sur un éventuel futur "achat sur étagères". Il s’agit donc d’aider à passer le cap de "la vallée de la mort" de l’innovation, entre les TRL 6 et 7, entre recherche fondamentale appliquée et production industrielle, avant le prototype virtuel (par numérisation), ou celui de pré-série avant industrialisation.

En somme, écarter certaines technologies pour non-réponse aux besoins, incompatibilité à l’environnement opérationnel, coûts hors de propos, déterminer celles qui nécessitent des efforts supplémentaires pour atteindre une maturité suffisante, etc. Il s’agit de garantir la supériorité opérationnelle, via notamment la supériorité technologique (réseaux de réseaux, systèmes autonomes, intelligence artificielle, big data, etc.), sur les théâtres d’opérations, face à un adversaire lui aussi de plus en plus agile. En permettant, via l’expérience collectée (des données techniques, de coûts, d'employabilité, etc.) de mieux rédiger les expressions de besoins et d'identifier plus justement les solutions possibles lors du lancement de l’opération d’armement.

La généralisation ambitieuse de différents modes d'expérimentations

Inscrits dans l’ensemble des possibilités d’évaluations (les essais, les enquêtes, etc.), ces démonstrateurs sont à intégrer (au sens de faire interagir, faire évoluer à proximité, faire communiquer, faire manipuler, etc.) dans des ambitieuses campagnes d’expérimentations avec des unités opérationnelles. Et non ponctuellement, comme trop souvent, ou encore de manière trop peu applicative en ne servant que de vitrines marketing de compétences des acteurs industriels.

Les "grands exercices" de préparation opérationnelle (par exemple Gabian pour la Marine, Serpentex pour l’armée de l’Air, passages aux centres CENZUB/CENTAC pour l’armée de Terre, etc.) doivent pouvoir accueillir obligatoirement / à intervalles réguliers un fort volet "expérimentations", potentiellement sous la forme de "prêts", via des modalités contractuelles équilibrées de partages des risques entre industriels et utilisateurs. Favorisant des intégrations poussées d’équipes des développeurs industriels au sein des unités pour comprendre les besoins, l’environnement d’utilisation, faire connaître les technologies existantes, etc.
 
Cela dans une relation donnant-donnant : tests en conditions aussi réelles que possibles au sein d’un environnement complexe représentatif vs. retours importants d’utilisateurs (voies d’améliorations, étalonnage du niveau de maturité, niveau de réponse aux besoins, etc.). Ces derniers sont de puissants aiguillons, comme le montre l’exemple de Photonis et des dispositifs de vision nocturne nettement améliorés après des retours, peu positifs à l'époque, des utilisateurs sur les premières versions de certains équipements développés. En cas de non maturité, il est alors nécessaire de pouvoir se reposer sur d’autres, en faisant jouer la concurrence, et éviter les monopoles, avec un juste milieu à trouver avec la consolidation industrielle en cours, notamment à l’échelle européenne, des acteurs industriels, pouvant  empêcher d'utiliser ce levier de la mise en concurrence. De plus, il s'agit d'expérimenter en ne cloisonnant pas entre les milieux (air, terre, mer, espace, et cyber) mais en privilégiant les exercices interarmées où les différentes composantes interagissent. Les innovations opérationnelles résultant souvent de la combinaison astucieuse de technologies issues de différents milieux. 

En effet, rien ne sert de faire de ses démonstrateurs, et d’ailleurs plus largement des prototypes de présérie, de nouvelles "cathédrales industrielles". Et autres capital ships (ou "navires précieux") poussés à l’extrême, via la concrétisation incongrue de la loi Augustine n°16, comme via la classe Zumwalt de destroyers passant de 32 unités espérés en 1990 à 3 navires finalement commandés en 2008 en raison des coûts associés à la technologie. Des produits où l’aspect multi-rôle/omni-rôle (une plateforme qui satisfait largement les besoins de plusieurs types de missions, avec ou sans reconfiguration partielle) est poussé à l’extrême, qu'ils en deviennent alors coûteux (notamment du fait de leur masse pour intégrer toutes les capacités), longs à développer (du fait de leur complexité) et à faire rentrer en service et à maîtriser, trop peu nombreux (or l’ubiquité physique n’est pas encore une capacité maîtrisée…), parfois déconnectées doctrinalement des besoins courts/moyens termes. Avec parfois des réticences politiques à leur plein emploi tant ils sont uniques. Les démonstrateurs et produits d'expérimentations doivent à l’inverse être mis à l’épreuve, si possible à plusieurs (en intégrant différents modèles, capteurs, etc.), dans les mains des futurs utilisateurs, en les intégrant lors de ces campagnes à des capacités de génération précédente. Des interactions que les futurs produits qu’ils préfigureront peut-être seront appelés à réaliser plus tard, tant les générations différentes de systèmes cohabitent dans les systèmes des forces. 
 
 
Démonstrateur eRider doté d'une autonomie partielle ou totale réalisé par Safran Electronics & Defense, qui fait l'objet d'une étude intégrant plusieurs types de robots
 
Avec des démonstrateurs nécessaires d'ailleurs pas uniquement dans le domaine de l’aviation de combat (du Neuron, potentiellement un ou plusieurs SCAF franco-britannique(s) si il passe à l'étape suivante à d’autres), mais également pour les hélicoptères (du Racer, hélicoptère ultra rapide, à d’autres), le terrestre (du VAB Electer à propulsion hybride et du véhicule multi-missions robotisé eRider à d'autres : robotisation, interactions entre drones, meutes, etc.), le naval (du projet ESPADON de guerre des mines à d'autres), le spatial (d’Elisa pour la localisation des radars au sol depuis l’espace à d’autres), le cyber (de l’Environnement pour l’Interopérabilité et l’Intégration en Cybersécurité (EIC) pour évaluer certaines solutions et du futur démonstrateur en intelligence artificielle à d’autres), les effecteurs (démonstrateur de missile à super statoréacteur hyper véloce LEA, canon éléctromagnétique et armes à énergie dirigée à d’autres), etc. Avec une attention aujourd’hui qui doit être équilibrée, au-delà des effets de mode, sur tous les composants du système de systèmes entre les plateformes, les capteurs, les effecteurs, les réseaux, les interfaces hommes/machines, la connectivité, le contenu qui circule dans les tuyaux, les usages... Et un effort sur les expérimentations de technologies émergentes, à réaliser de manière si possible souveraine pour pouvoir ensuite réfléchir à la conduite à tenir en matière de coopération industrielle, une fois leurs intérêts évalués.

Soutenir des laboratoires tactiques

Le laboratoire de combat Scorpion est à un ce titre un ambitieux exemple, qui pourrait encore évoluer, avec un volet simulation (notamment pour la bulle opérationnelle aéroterrestre d’infovalorisation), mais aussi prochainement avec des plateformes physiques. Tout cela au sein d’un réseau : doctrine, prospective et RETEX via le CDEC, directions des études et de la prospective (DEP) d’armes et interarmes, force d’expertise du combat Scorpion, etc. Avec des troupes de manœuvre quasi dédiées, représentatives d’utilisateurs, via un des rares régiments interarmes permanents, le 5ème régiment de Dragons (RD), opérant sur ou à proximité de vastes complexes d'entraînement. Avec une politique de ressources humaines particulière (un rattachement d’ingénieurs - essais, de profils marqués d’innovateurs, spécialistes des coûts et des contrats, renforts techniques sur les ateliers au sein de la partie logistique/soutien, etc.), il serait à même d’accueillir encore plus des campagnes d’essais (des activités lourdes et à risques), des expérimentations type battle lab (pour réfléchir aux règles d’utilisation et aux limites, à la validation des systèmes de soutien logistique, etc .), des évaluations de potentiels de certaines technologies, etc. 

Il s’agit de permettre ainsi de faire évoluer de concert technologies et doctrines, produits et usages. Lors du dernier Ship-to-Shore Maneuver Exploration and Experimentation Advanced Naval Technology Exercise en mai 2017 à Camp Pendlteton, pas moins d’une cinquantaine de technologies ont été présentées durant 10 jours par l’US Navy et l’US Marine Corps (USMC), avec des systèmes robotisées plus ou moins autonomes terrestres, aériens et navals interagissant avec des matériels actuellement en service, dans une manœuvre d’ampleur (avec le facteur temps, environnement, intégration hommes/machines, etc.). La force adverse a pu être également dotée dans certaines séquences de ces démonstrateurs, afin d’évaluer les risques rencontrés, les réponses possibles, etc. De son côté, l’U.S. Army Maneuver Battle Lab Army Expeditionary Warrior Experiment (AEWE) de Fort Benning mène des campagnes plusieurs fois par an avec des essais et évaluations d’une quarantaine de technologies par sessions (technologies plus ou moins matures et innovantes, plus ou moins complexes); Des mouvements plus ambitieux que, pour l’armée de Terre française par exemple, les courtes rencontres type Innovation / Industrial Days, Journées Nationales de telle ou telle arme, etc.

Avec dans les enseignements de ces expérimentations des services américains, des problématiques sur la relative absence de capacités d’acquisition rapides de démonstrateurs quasi matures, au-delà d'usages lors d'exercices ponctuels. Et des solutions évoquées passant notamment par des ressources financières prises sur des budgets de fonctionnement, plus souples, et non sur les budgets d’investissements trop figés par une programmation stricte législativement et un code des marchés publics à la sauce américaine lui aussi trop complexe (délais de publication de l’appel d’offres, processus des réponses, prise en compte des éventuelles contestations, etc.). Et cela même pour poursuivre les expérimentations, notamment avec l'acquisition des produits en séries limitées. Finalement, avec certaines caractéristiques propres, des problématiques assez similaires aux nôtres.
 
A suivre...

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