mercredi 17 décembre 2014

En Afghanistan avec les Oies sauvages - Entretien avec le colonel Haberey (+ MAJ)

De juin à novembre 2012, le colonel Gilles Haberey était en Afghanistan à la tête du groupement Oies sauvages, constitué autour du 92ème régiment d'Infanterie (Clermont-Ferrand). Il y conduit la délicate phase de retrait de certains des derniers postes français tenus en-dehors de la capitale afghane et de leur transfert aux militaires afghans.


Dans un ouvrage tout juste publié, "Combats asymétriques en Afghanistan" (chez Nuvis), il revient sur les différentes phases de cette mission, mettant très concrètement l'humain (le chef face aux responsabilités, le combattant face à la mort, le militaire afghan face à ses choix, etc.) au cœur de cette expérience. Il a bien voulu répondre à quelques unes de nos questions.

1/ Tout d'abord, mon colonel, pourquoi avoir écrit un tel ouvrage ?


J’ai souhaité rédiger cet ouvrage principalement pour mettre à l’honneur les hommes que j’ai commandé et qui m’ont suivi, officiers, sous-officiers et soldats, dans le cadre d’une mission complexe d’où le danger physique n’était pas absent. Ensuite, après avoir longuement échangé avec des amis, j’ai été encouragé à partager par écrit ce vécu et les réflexions qui furent les miennes, afin que l’expérience ne disparaisse pas avec le temps et puisse servir, au moins en partie, à d’autres.

2/ A la lecture, nous sommes frappés par le degré de planification du déroulement du mandat sur les 6 mois. Comment jongler entre ce cadre préalable et son application au jour le jour ?


A mon avis, la planification est consubstantielle au métier de soldat. Par méconnaissance, parfois par paresse, souvent par goût de la conduite en réaction, nous goûtons peu l’art de "l’encadrement" du futur. Essayer de réfléchir l’avenir, c’est chercher à être préactif comme un assureur ou proactif comme un manœuvrier plutôt que réactif comme un pompier ou, pire, passif comme une victime soumise à l’événement. Bien évidemment, la réalité est toujours légèrement différente de ce qu’on avait anticipé, mais elle l’est d’autant moins que nous avons fait l’effort d’analyser les éléments d’ores et déjà à notre disposition.


Concernant cette mission, le travail d’anticipation fut réalisé en équipe en intégrant toutes les expertises et en analysant quel pouvait être le plan "idéal", et comme il pouvait être perturbé. Je crois profondément qu’avec un plan, on ne va pas forcément exactement là où on voulait ; mais sans plan, il est évident qu’on ne va nulle part ! Au cours de cette opération, grâce aux talents de mon équipe de commandement et de mes subordonnés, la ligne a pu être tenue malgré les tentatives de l’ennemi pour la perturber.


3/ Notamment, comment la déclinaison du contexte stratégique oriente certains choix au niveau tactique, du chef jusqu'aux derniers des combattants ?

Le contexte stratégique - mais aussi politique - est majeur dans la manière de conduire l’action, jusqu’aux plus bas échelons : en effet, le soldat sur le terrain ne conduit pas la guerre qu’il veut, mais bien la guerre qu’il doit conduire pour atteindre des objectifs de niveau stratégique.

Ainsi, en 2012, il ne s’agissait pas pour nous d’aller combattre les insurgés dans les fonds de vallées - nous l’aurions fait sans problèmes, nous nous y étions parfaitement préparé - , mais bien à laisser les Afghans prendre leurs responsabilités.

Cette posture nous a amené, par exemple, très concrètement, à éviter les terrains d’engagement au contact direct de l’ennemi, mais à nous placer dans un dispositif de nature à intervenir au mieux par les feux ou la manœuvre au profit de nos camarades afghans - ce que nous avons fait plusieurs fois.

4/ Au-delà de la préparation technique ou physique plus souvent évoquée dans d'autres ouvrages, vous insistez sur l'importance de la préparation morale et intellectuelle à un tel déploiement et au danger. Pourquoi une telle mise en avant ?

La préparation et la conduite des opérations me semble reposer sur quatre pieds distincts et intimement complémentaires :
  • Tout d’abord, il convient d’être un véritable expert des capacités tactiques placées entre ses mains, chef comme soldat, afin de pouvoir les utiliser au mieux de l’effet attendu. Leur maîtrise garantit une vraie efficacité tactique, mais aussi l’assurance d’agir rapidement avec l’outil le plus adapté.
  • La capacité physique avec, pour corollaire, l’aptitude à conserver sang-froid et recul malgré la fatigue ou la pression sur les corps, vise à conférer au soldat une supériorité inaltéré dans l’action.
  • La préparation intellectuelle, quant à elle, est indispensable à la compréhension des codes comportementaux de l’ennemi, de ses alliés ou de la population : sans cela, une partie des clés de fonctionnement de l’environnement nous échappe et l’action peut s’exprimer à contre temps.
  • Enfin, la préparation morale est fondamentale pour amener ses hommes à former un ensemble uni, prêt à subir le choc généré par la violence des combats, la blessure, la mort, tout en étant capable de repartir de l’avant : mais celle-ci n’a de valeur que si elle est concrètement vécue dans les liens quotidiens qui se tissent avec ses hommes. Elle n’a de sens que dans l’assurance du danger partagé physiquement, sur le même morceau de terrain, du colonel au soldat.

5/ Après plus de 12 années en Afghanistan, notamment auprès de partenaires afghans qui dans l'ouvrage ont le grand mérite de ne pas être désincarnés mais bien personnifiés, avec leurs caractères et leurs intérêts, quels seraient le point à retenir ?

Je crois intimement que nos partenaires afghans, sans tomber dans la caricature, sont à l’image de leur société : ils sont courageux, intelligents, parfois, insaisissables, mais ils comprennent mieux que quiconque les enjeux de leur combat car l’avenir de ce pays est le leur. En dépit des informations parcellaires - toujours catastrophistes et hypertrophiées - qui nous parviennent aujourd’hui, j’ai le sentiment que l’Afghanistan a fait un bond en avant phénoménal en une petite dizaine d’années. Dans la lecture toujours pressée de l’histoire par les occidentaux, les évolutions sont minimes ou trop lentes. Les menaces sécuritaires existent toujours et l’économie afghane est toujours peu ou prou sous perfusion. Mais, je crois que l’avenir de ce pays n’est définitivement plus celui des Talibans ni des islamistes : en ce sens, je crois que ces 12 années ont été un beau succès.

MAJ 1 : en complément d'un tel ouvrage, ne manquez pas "Le temps de l'action - Un épisode de l'Histoire du 92ème régiment d'Infanterie", rétrospective photographique sur ces opérations autour des hommes et femmes du régiment.

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