mardi 27 janvier 2015

France - Les sociétés de projet : seulement une moins mauvaise (mais tout de même mauvaise) solution ?

Au mieux un art simple, mais tout d’exécution, au pire une nouvelle étape dans un monde en mutation avec une nouvelle forme d’Etat dont les contours ne sont pas pleinement connus, cette incertitude étant perçue comme une source d’inquiétudes. Comme bien souvent, la réalité doit être quelque part entre les deux.
 
Ainsi pourraient être résumées les perceptions sur les différents niveaux (technique, politique et historique) de la future et probable mise en place des fameuses sociétés de projet (ou SPV pour Special purpose project). Elles sont censées être LA solution pour permettre d’atteindre le niveau promis du budget de la Défense.
 
 
Ce qui serait d'ailleurs une première, le report de charges (la dette interne de la Défense) augmentant chaque année depuis 2012 (comme sous le gouvernement précédent donc…) pour atteindre aujourd’hui plus de 3,5Md€ (soit environ 10% du budget annuel de base). A part pour les auto-persuadés, la sanctuarisation de ce budget est donc toujours une première à atteindre.
 
Au niveau technique
 
A écouter les rapporteurs de la bonne parole ministérielle, le principe est simple. Le ministère de la Défense revend des matériels acquis ou en cours d’acquisition à une société ad hoc, qui, après lui avoir versé le prix de ces achats, lui relouent immédiatement pour que les armées puissent en avoir l’usage.
 
Simple dans le principe, l’exécution l’est sans doute moins pour le moment, et gageons donc que la Cour des Comptes ne soit pas obligée dès 2016 ou 2017 de s’intéresser à ces "ovnis juridiques" (ici et ). Vous me direz, vu ce à quoi servent (hélas) les rapports de la Cour des Comptes…
 
Notons parmi bien des points :  
  • Le « majoritairement publics » pour la provenance des capitaux de ces SPV via, pour le moment, des cessions de participations. Lesquelles ? Avec quelle stratégie de cessions de l’Etat-actionnaire ? Avec quelle participation à venir d’acteurs privés (français ou étrangers, entreprises ou fonds) ? Selon quelles modalités pour les services liés ? 
  • L’absence à 1ère vue de durée pour ces contrats car il semble illusoire de croire que l’attendu "retour à meilleure fortune" pour la Défense permette à court terme de racheter ces matériels. Sans modification des principes de la LOLF, la vente des fréquences 700MhZ ne pourra pas servir à cela puisque uniquement utilisables pour des opérations dans le domaine des communications. 
  • Des coûts de location (à quels taux ?) faisant au final augmenter le coût de possession globale des matériels (désendéttement à court terme, hausse de l'endettement à long terme), pour des matériels ayant déjà connus de sensibles augmentations au cours de leur développement, et alors même que des efforts sont faits pour actuellement privilégier dès le début d’un programme l’intégration sous enveloppe du coût d’acquisition et du coût d’exploitation.
  • La non-restriction aux seuls matériels logistiques, car si l’A400M peut convenir à ce distinguo, l’évocation des frégates FREMM laisse peu de place à l’ambiguïté sur la fin ou non du "cœur de métier" sanctuarisé vis-à-vis de l’externalisation (sous des formes variées). Les coûts d’assurance et les questions de responsabilité ne sont donc pas les mêmes dès lors qu’il y a emploi possible d’armement.
Le mantra "c’est la seule solution" est donc repris en cœur, le "gentil" Brienne faisant face (encore une fois) au "méchant" Bercy, un nouvel acte répétitif d'une pièce de théâtre plus qu'indigente).

Néanmoins, les arguments dissonants des Finances, de certains industriels (pouvant y voir légitimement, et peut-être légalement, de la distorsion de concurrence entre ceux bénéficiant de telles mesures et les autres, notamment pour l'export, dans un second temps), parlementaires et militaires (sur la disponibilité, la responsabilité légale...) ne peuvent être aujourd'hui balayés d'un revers de la main.

Au niveau politique

A l’heure où le redressement des comptes publics (et donc, en son nom, le maintien théorique en volume - pour le moment - du budget de la Défense, sans prise en compte de l'inflation) vise à regagner des marges dans la maîtrise de notre indépendance économique, ne serions-nous pas en train de faire un pas sur le côté comme jamais jusqu'alors, et sans pleinement le reconnaître comme tel ?

Quand le report de charges augmentait déjà de quelques centaines de millions d'€ chaque année, la dette propre à la Défense, simplement décapitalisée du budget de la Défense pour être reportée sur des sociétés para-publiques via cette manœuvre des SPV, n’augmenterait-elle pas de quelques milliards d'€ d’un trait de plume ?

L’argument d’une maîtrise de notre indépendance financière pour restreindre des moyens pourtant toujours plus utilisés serait donc plus que jamais caduc moins de 2 ans après avoir été brandi lors de la rédaction du Livre blanc. Cet état de fait participe aussi (avec d'autres) à la nécessaire modification de la LPM (prévisible dès sa présentation en 2013…) pour permettre un réajustement ambitions-moyens.

Il y a donc dans ces futures et probables décisions autant de points comptables et financiers, que politiques ou stratégiques. Il y a dans ce tour de passe-passe une réalité politique d’un Etat qui atteint depuis longtemps les limites du financement de ses ambitions. Plus que jamais, le seul choix du LBDSN, celui de ne pas avoir fait des choix (voir d’en avoir ajouté), se paye. 
 
Ceux qui, dans l’opposition d’hier ou dans celle d’aujourd’hui, se sont insurgés et s’insurgent contre la fameuse "bosse budgétaire" poussée devant nous peuvent-ils sans hypocrisie virer de bord en soutenant sans condition ce nouveau tour de passe-passe ? Car, si légalement ces SPV peuvent-être jugées comme non "consolidantes" pour la dette française (ce qui n’est pas encore certain), ne le sont-elles pas dans les faits ?

Ainsi, la nécessité d’avoir recours à ces sociétés peut être considérée comme étant en soi un échec, notamment car elles viennent effondrer l'argumentaire bâti jusqu'alors et parce que les autres solutions (rééquilibrage des recettes de l'Etat, marges internes dégagées, bien que déjà quasiment optimisées, choix structurels sur les composantes - pas uniquement de la dissuasion - de notre modèle d'armée, etc.) n'ont pas abouti.

C'est donc encore (de manière habituelle, et qui n'a donc plus rien d'exceptionnelle) que presque 9% du budget de base (les environ 2,6Md€ de Ressources exceptionnelles sur 31,4Md€), nécessitant une dépense d’énergie et de moyens de la part des différents acteurs hors de proportion par rapport à leur valeur absolue, qui sont à concrétiser dans un temps très restreint.

Sur le plan historique

Ces réflexions sur ces sociétés s’inscrivent dans la dialectique historique entre Etat et Marché, l’un ne pouvant exister sans l’autre. Dans un monde en mouvement perpétuel qui se décompose et se recompose, ces distinctions Etat/Marché sont néanmoins très restrictives, que cela soit via l’existence de sociétés para-publiques, d’un Etat partie prenante d’un monopsone (un demandeur face à plusieurs offreurs), etc.

Ce tiraillement continu se fait dans le cadre des tentatives de construction d’un Etat dit post-moderne (de type supra-national) et/ou d'un Etat dit ultra-minimal (détenant les pouvoirs minimaux d’impôts, justice, police, armée, selon l'américain Robert Nozick) face à un Etat-nation considéré comme mourant (depuis la fin du "peuple en armes", via notamment la suspension du service national) et/ou un Etat régalien changeant (détenant très théoriquement "le monopole de la violence légitime", comme défini par Max Weber). 

De telles classifications des formes de l'Etat, très strictes, relèvent dans l'absolu quasiment de l’utopie. La dislocation du corps souverain traditionnel est sans doute un processus engagé de longue date, via une construction et une déconstruction de type incrémentale, où ses marqueurs sont souvent remis en cause. D'ailleurs, l’Etat est parfois lui-même responsable – comme ici – d’une perte de sa souveraineté, réclamant toujours, via une forme de double discours, les mêmes devoirs à sa communauté humaine, malgré le contrat brisé par ses propres déçisions.
 
 
De plus, ce processus n’est pas linéaire et n'est pas à sens unique, se faisant par à-coup mais aussi avec "des retours en arrière" comme peuvent l’être les décisions de réinternalisation de certaines capacités (une opportunité de se démarquer vis-à-vis de ses prédécesseurs pour certains responsables politiques...). C’est le cas dans une certaine mesure de la décision de Napoléon conduisant à la création de l’arme du Train, pour ne plus compter sur des compagnies logistiques privées. 

Ce sont aussi les réflexions britanniques en cours sur la possible reconstruction d’une capacité de patrouille maritime hier disloquée, et pourtant nécessaire comme le démontre l’appel aux moyens alliés pour traquer des sous-marins au large de l’Ecosse. A ce sujet, notons donc que des sociétés similaires aux SPV ou des contrats de leasing n’ont pas permis en soi à la Grande-Bretagne de conserver un modèle complet de Défense, comme le souhaiterait aujourd'hui la France (et sans avoir à "remonter en puissance").

Au final, il n’est donc pas suffisant de se positionner moralement vis-à-vis de telles mutations (les juger bonnes ou mauvaises), et vis à vis des responsables de ces décisions. Il est tout aussi utile de prévoir les futures conséquences en cascade qui en découleront (au nom d'une analyse systémique où quant un élément change, d'autres changent), notamment les opportunités (parfois dangereuses et à encadrer : enrichissement des acteurs, course en avant, déronspabilisation, etc.). Enfin, il est plus que nécessaire de ne pas juger comme définitivement à oublier les autres solutions, bien meilleures, qui, faute de réussite ponctuelle, obligent à évoquer le recours à ces sociétés.

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