mercredi 13 juin 2012

Quels engagements pour la cavalerie ? entretien avec Charles Maisonneuve


Entretien avec Charles Maisonneuve, officier de réserve dans l’Arme Blindée Cavalerie (ABC), ancien journaliste spécialiste des questions de Défense et directeur de la communication externe de Renault Trucks Defense (RTD), auteur du livre Les combats de la cavalerie blindée (chez Economica).



Quels enseignements tirez-vous des dix dernières années d’engagement particulièrement riches, mais discrets, de la cavalerie blindée française ?

Comme l’illustrent les différentes situations décrites dans mon ouvrage, le premier enseignement est celui du taux d’engagement élevé des unités de la Cavalerie Blindée. Engagées généralement au sein de Sous-Groupements Tactiques InterArmes (S/GTIA) à dominante Infanterie, ces unités sont souvent noyées dans la masse et leur action n’apparait pas forcément au premier plan dans les médias, spécialisées ou non.
Ce qui, après tout, est normal puisque les fantassins fournissent généralement l’effort principal. Proportionnellement moins nombreuses en termes de personnels déployés ou d’engins déployés, les unités de Cavalerie illustrent, par les effets délivrés, pourtant une certaine « cost effective approach ». Peu d’hommes, peu de tubes et peu d’engins mais des effets non négligeables.

Le second enseignement est celui de la diversité des formes d’engagement, généralement dans des situations de crises hors-normes, au sens premier du terme, c’est à dire hors de la normalité. Sans traiter les cas bien particuliers des unités de cavalerie spécialisées dans le renseignement, le 2ème Régiment de Hussards (RH) et le 13ème Régiment de Dragons Parachutistes (RDP), les autres unités ont été amenés à offrir un panel large de services. En plus de capacités de manœuvre, leur action a souvent conduit à casser l’adversaire, en particulier via ses canons de 105 mm, et alors même que ces dernières années, nous avons eu tendance à sous-estimer cette adversaire. En Afghanistan, les mouvements des pelotons ont servi à leurrer l’adversaire, à appuyer en tir direct ou pour l’observation à longue distance la progression des fantassins. L’action du 1er Régiment de Cuirassiers à Abidjan en novembre 2004 est aussi illustrative de ces capacités spécifiques de la cavalerie blindée. Deux pelotons et une section d’infanterie, soit cinq ERC-90 Sagaie, trois VAB et six P4, feront face à une foule plus ou moins hostile d’environ 5000 personnes. Pour garantir la sécurité des approches du camp militaire français, le commandant d’unité traitera cette foule comme une colonne de blindés de l’ennemi générique de la Guerre Froide. En usant d’un niveau de force au plus juste, il réussira à l’accrocher, l’entraîner, la freiner puis contre-attaquer et enfin la repousser.

Vous soulignez également l’importance de la complémentarité interarmes lors de l’engagement des unités ?

Oui c’est exact. Même si des efforts dans ce domaine seront toujours à faire, cette complémentarité est pleinement intégrée par les jeunes cadres, lieutenants et capitaines, que j’ai interrogé pour rédiger cet ouvrage. Cela a été le cas avec l’Infanterie au Tchad et en Afghanistan, avec le Génie pour le contrôle d’axes en Afghanistan ou encore avec l’ALAT en Côte d’Ivoire pour éclairer la progression de colonnes de blindés. Or, si les feux de la Cavalerie peuvent sembler en concurrence avec d’autres systèmes, c’est à la fois leur spécificité et leur complémentarité qui sont à souligner. En manœuvrant, la Cavalerie a la capacité de suivre pas à pas la progression des fantassins. Elle peut délivrer un tir vraiment direct, à la différence de systèmes d’artillerie tirant généralement avec des trajectoires courbes. Ces tirs se font de plus quasiment immédiatement, à la différence, par exemple, d’une demande d’appui-feu aérien.



Quelles sont les principales menaces pesant actuellement sur le futur de la Cavalerie Blindée ?

La première menace est la mise au rebut d’une grande partie des chars Leclerc. Seuls les 96 plus récents, ceux de la dernière génération ou série 21, pourraient être conservés. Les 154 autres pourraient être mis sous cocon ou vendus. Le prix de la rénovation de ces chars, environ 1,2 milliards en € est clairement un frein pour les décideurs alors que toutes les sources d’économies possibles sont actuellement recherchées. Néanmoins, ce passage sous le seuil de 100 chars entrainerait une réduction de la visibilité de cet armement et accréditerait encore un peu plus l’impression que le char est un dinosaure.

La seconde menace est celui du lancement qui se fait encore attendre de l’EBRC (Engin blindé de reconnaissance et de combat) censé remplacer la gamme médiane des véhicules de la Cavalerie, les AMX-10 RC et les ERC-90 Sagaie. Les premières livraisons étaient attendues pour 2019 et le développement d’un tel programme prend environ 10 ans.  Avec aujourd’hui au moins trois années de retard dans son lancement, il existe un risque de pertes de capacités dans ce segment. La revalorisation non complète des AMX 10-RC et des ERC-90 Sagaie ajoute des motifs de craintes. Les ERC-90 Sagaie quitteront-elles vraiment les forces prépositionnées en Afrique en 2014 comme prévues ? Pour être remplacés par quoi ?

Troisièmement, la question de la revalorisation des VBL est en suspens. Elle aurait dû être lancée en 2012 mais les budgets ne sont pas arrivés. Or, la Cavalerie détient 800 des 1600 VBL en dotation dans l’armée de Terre française. Sans VBL, elle perd sa capacité d’investigation de chacun de ses escadrons et sa capacité de renseignement de contact pour ses Escadrons d’Eclairage et d’Investigation (EEI) de ses brigades interarmes. Et sans investigation, les unités sont aveugles débouchant sur une perte nette d’efficacité.

Au-delà des équipements, il existe sans doute aussi des menaces sur le format ?


Effectivement. La réduction possible du format de l’armée de Terre entrainera certainement, et de manière proportionnelle, une baisse du nombre d’étendards. La chute est déjà terrible quand on s’intéresse à une période assez longue : de 78 régiments en 1959, il est vrai période de la Guerre Froide et de la Guerre d’Algérie, la Cavalerie française est passée à 11 régiments aujourd’hui. Ce chiffre est particulièrement connoté historiquement puisqu’il s’agit du nombre de régiments autorisés dans l’Armée d’Armistice après juin 1940. Une Cavalerie Blindée diminuée à l’extrême représente des risques de sclérose : incapacité à générer des idées nouvelles,  fuite des cerveaux et impossibilité  de projeter dans la durée des unités (perte de savoir-faire).

Théâtre majeur et prioritaire de l’armée de Terre, l’Afghanistan est-elle un point de sur-focalisation pour la Cavalerie Blindée ?


La page de l’Afghanistan sera sans doute plus facilement tournée par la Cavalerie que par d’autres armes, en particulier l’Infanterie, employée à un très haut niveau. Mais d’une façon générale, je ne suis pas inquiet pour le niveau d’engagement. Depuis 30 ans, une crise en chasse une autre depuis des années et, à chaque fois, il est nécessaire de s’y adapter. Ce qu’il faut relever, c’est la capacité globale d’adaptation de l’Armée de Terre. Presque à l’excès. D’ailleurs, ces crises montrent que certains enseignements ont été trop vite oubliés. Les mêmes situations tactiques se répètent à quelques années d’intervalles, et les leçons n’ont pas été intégrées.



Avec de tels coûts et un tel besoin d’économies, les capacités lourdes de la Cavalerie Blindée méritent-elles d’être conservées ?


Les coûts d’acquisition et d’exploitation des parcs pèsent sur les choix militaires et politiques qui sont et seront faits quant aux futurs formats des armées. C’est particulièrement le cas pour le char Leclerc. Or, la baisse possible de cette composante lourde est un pari dangereux sur l’avenir alors que dans le monde, les programmes de chars lourds se multiplient, des modernisations sont lancées, des chars lourds sont visibles dans toutes les grandes crises récentes (Libye, Géorgie, etc.). La capacité de dissuasion conventionnelle des chars Leclerc au Liban a été indéniable et a été un véritable signal politique comme le montre leur action en 2007 aux mains des militaires du 501-503ème Régiment de Chars de Combat (RCC). De plus, et alors que les faiblesses infantiles de ce programme sont enfin dépassées, il serait dommage de se priver d’un système conduit à maturité. L’arrivée cette année de l’obus canister (obus à effet canalisé) et de l’obus à uranium appauvri en 2013 offrira de plus de nouvelles capacités non négligeables.

Aujourd’hui, la technologie ne viendra-t-elle pas à bout de l’esprit cavalier que vous décrivez ?

En effet, la Cavalerie est au moins un engin blindé qu’un esprit fait de manœuvre, de vitesse, de prise de risques calculés. Dans cette optique, la technologie doit être perçue avant tout comme une source d’opportunités pour agresser, observer, identifier, etc. Ainsi, la Numérisation de l’Espace de Bataille (NEB) et ses différents systèmes selon les niveaux (SIC, SIR et SIT) représente une plus value importante, en particulier pour les Cavaliers. Habitués à avoir des pions dispersés pour contrôler l’espace, ils peuvent encore plus facilement grâce à la NEB rassembler tous leurs éléments en un point pour frapper avec un maximum d’effets, une fois l’ennemi repéré. Il devient nettement plus simple à la fois couvrir et de frapper, deux caractéristiques bien ancrées dans l’esprit de la Cavalerie.

Mais, elle n’est qu’un outil au service de compétences. C’est pour cela que le maintien des écoles d’Armes, et en particulier de l’Ecole de Cavalerie, est absolument nécessaire. Aujourd’hui, l’asymétrie dans les opérations n’est pas forcément là où nous la croyons. Elle n’est pas foncièrement technologique. En Côte d’Ivoire, la Cavalerie a dû faire face à un bombardement de Sukhoï 25, les bandes armées utilisaient des systèmes de communication plus élaborés que les siens, etc. Ce différentiel technologique limité doit alors être contrebalancé par une asymétrie dans la maîtrise des compétences tactiques, techniques et humaines. Les écoles d’armes et les centres d’entraînement apportent cet enseignement vital qui permettent de maîtriser ses engins, de savoir les utiliser et de souder les unités. Dans l’environnement des opérations d’aujourd’hui, et sans aucun doute de demain, et alors que nos unités sont numériquement inférieures, ce sont bien ces compétences qui primeront.

Les dix dernières années d’engagements montrent la place prépondérante de l’ingéniosité tactique des personnels de la cavalerie, en particulier celui des cadres, pas seulement celui des officiers, mais aussi celui des sous-officiers, chefs d’engins, etc. La cavalerie blindée a opéré à la fois sur des théâtres où elle est naturellement à l’aise, très ouverts et peu compartimentés, théâtres qu’elle pourrait d’ailleurs retrouver plus tard, notamment en Afrique, mais aussi sur des théâtres plus segmentés, plus complexes (montagnes, villes, etc.). Des règles d’engagement particulièrement limitatives, la complexité des situations et un adversaire coriace ont obligé des prises de décisions forgées par l’entraînement et la maîtrise de capacités techniques et tactiques qui ont permis de se tirer de mauvaises passes. Comme le dit le général Yakovleff dans la préface du livre « Si nos chars et blindés avaient été habités par des mollasons, ils serviraient aujourd’hui de pots de fleur, à Abidjan ou Abéché ».



Quels sont à l’heure actuelle les grands enjeux industriels qui touchent l’ABC ?

L’avenir de la Cavalerie française représente un marché substantiel pour les industriels. Dans la prochaine décennie, il s’agira de développer et produire 296 EBRC et peut être 800 VBAE (Véhicule Blindé d’Aide à l’Engagement). Des chiffres qui paraissent importants mais qui sont néanmoins sujets à caution dès lors que l’on sait que l’armée de Terre représente environ 20% du budget d’équipements des forces armées françaises et seulement 6% des PEA (programmes d’études amont)…  Et pourtant, il n’est plus possible de vivre sur la génération précédente aura bientôt une quarantaine d’année ! l’AMX 10-RC et l’ERC-90 Sagaie ont été lancés à la fin des années 70. Il devient urgent de lancer la génération suivante.

Pour garantir une même efficacité, il est nécessaire de conserver une boîte à outils aussi diversifiée afin de répondre aux différents niveaux d’engagement. Entre des forces légères d’investigation, une composante médiane et une capacité lourde de dissuasion conventionnelle, la Cavalerie peut ainsi répondre aux différents scénarios. Cette articulation, avec des proportions qui pourraient être à modifier par rapport à aujourd’hui, est à conserver pour garantir la crédibilité opérationnelle. Cette diversité est une force  mais aussi faiblesse. C’est vrai aussi pour l’armée de Terre. Il est difficile d’expliquer pourquoi tant d’écoles d’armes différentes sont nécessaires, tant de véhicules différents garantissent le succès tactique. Cette disparité est pourtant une véritable richesse.

Propos recueillis par F. de St V. / Mars Attaque

Cet entretien est publié simultanément dans le Hors-série n°24 de DSI (cf. le sommaire)

Merci à son rédacteur en chef, Joseph Henrotin, de nous autoriser à le reproduire ici

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Quid de la proposition faite de fusionner cavalerie et infanterie dans une nouvelle arme, la mêlée ?

MoB a dit…

"Comme le dit le général Yakovleff dans la préface du livre « Si nos chars et blindés avaient été habités par des mollasons, ils serviraient aujourd’hui de pots de fleur, à Abidjan ou Abéché »."

Pas nécéssairement :
http://www.cyber-defense.fr/blog/img/DSC_3578.JPG