Pour information, Georges-Henri Bricet des Vallons et Nicolas Mazzucchi, 2 des 3 auteurs d'un récent rapport de l'IRSEM intitulé « La formation des armées étrangères. Évolution des politiques et des pratiques des années 1950 à 2010 », signent une tribune sur l'Alliance géostratégique.
Les auteurs proposent un nouveau modèle de forces permettant à la stratégie militaire d'être pleinement reliée aux autres champs de "la grande stratégie" française (stratégie culturelle, économique, diplomatique, etc.).
Ces réflexions sur notre diplomatie de Défense s'avèrent intéressantes à l'heure des débats sur le Livre blanc, des efforts pour rebâtir les forces armées du Mali, de la nécessité pour les industriels de Défense de renforcer leurs chiffres d'affaires à l'export, des réflexions sur les normes et l'influence, etc.
Détachement d’instruction opérationnelle (DIO) en topographie au profit de l’armée nationale tchadienne – ANT (avril 2012) - EMA.
L’Afghanistan et la Libye ont-elles été le chant du cygne de l’ère des opérations extérieures de l’armée française ? A prendre au mot le concept qui fait florès de "betteravisation" (entendre retour au pays et fin de l’expéditionnaire), tout connaisseur de la chose militaire est porté à le croire. Les coupes budgétaires qui s’annoncent, alors que la déflation de 54.000 personnels décidée en 2008 n’est pas encore arrivée à son terme, peuvent faire craindre un décrochage brutal, à la fois des capacités matérielles de nos armées et de l’influence de notre outil militaire à l’échelle internationale. Dans un tel contexte, comment remédier à une telle perte de rayonnement ? Définir une stratégie indirecte et concentrer les efforts sur la diplomatie de défense pourraient s’avérer un palliatif, à condition de refondre notre dispositif de coopération militaire. Il ne s’agit donc plus de réduire de manière homothétique chacune des composantes du système "Défense", comme dans la précédente décennie, mais bien de changer de modèle pour faire autrement !
Présent et avenir de la diplomatie de défense
Au combat aux côtés de l’Armée nationale afghane (ANA), auprès de soldats
ougandais s’apprêtant à opérer comme casques bleus en Somalie, avec des
stagiaires venant de toute l’Afrique à l’École de Maintien de la Paix de Bamako
ou en escale chez les marins tanzaniens luttant contre la piraterie, des
militaires français forment et conseillent au quotidien d’autres forces armées.
Agissant aussi bien en phase de prévention, de stabilisation que
d’intervention, prenant en compte de manière globale la sécurité (états-majors,
unités de la sécurité civile, forces de police, unités de forces spéciales,
etc.), ces missions s’inscrivent dans une longue tradition historique que la
France partage notamment avec le Royaume-Uni et les États-Unis.
N’incarnant pas seulement un passé révolu, elles représentent en réalité une
voie d’avenir pour la France. En effet, alors que la puissance militaire
permise par un outil de défense cohérent ne se conçoit qu’au service d’une
grande stratégie, la formation et l’encadrement de forces armées étrangères
peuvent en être partie prenante. La mise en œuvre de cette politique permet, en
offrant au formateur une forme d’influence sur les formés, d’acquérir des
avantages transverses dans les champs militaires et diplomatiques, mais aussi
économiques ou culturels. Au contraire de la France, nos voisins et alliés
l’ont compris et ne se gênent pas, bien au contraire, pour promouvoir leurs
intérêts via leur politique de formation.
Suite à une crise économique (réduction constante des budgets), militaire
(le Fort incapable de l’emporter face au Faible) et politique (une stratégie
maîtrisant rarement l’adéquation entre les fins et les moyens), qui tend de
plus en plus à se transformer en crise morale, il est plus que nécessaire de
redonner de l’utilité et du sens à nos forces. Dans ce cadre, l’assistance à
des armées étrangères, articulée autour de l’emploi réfléchi d’acteurs publics,
mais aussi para-privés et privés dument encadrés – qui permettent aujourd’hui
d’étendre l’influence des appareils étatiques – pourrait se révéler l’ossature
de cette nouvelle politique. Ce n’est plus, loin s’en faut, l’action directe
seule, le plus souvent coercitive, qui permet d’atteindre les objectifs fixés.
Par contre, la capacité d’influencer le cours des évènements prend toute sa
place. Cette dernière est pour le coup intrinsèquement un mode d’action
indirect, durable et non-invasif, coïncidant avec une approche éminemment plus
préventive que curative, adaptée aux réalités du monde dans lequel nous vivons.
Redonner de l’utilité et du sens aux forces
Le premier avantage d’une telle approche tient à notre positionnement
diplomatique et militaire, un des plus complets au monde faut-il le rappeler.
Cette assistance permettrait de continuer d’assurer notre défense et notre
sécurité via d’autres moyens : la mise en avant de forces étrangères
souveraines et capables, évitant ainsi les accusations de néo-colonialisme qui
pleuvent à chaque réflexion sur un engagement de nos forces à l’étranger. La
sécurité du territoire et des citoyens, la sécurité des couloirs
d’approvisionnement et l’accès aux matières premières seraient garantis grâce à
l’action préventive ou à leur traitement. Un environnement local maîtrisé par
d’autres, grâce à des compétences apprises, deviendrait ainsi le cocon
d’épanouissement de la puissance. C’est donc une véritable diplomatie de
défense, aujourd’hui majoritairement terrestre, mais pas uniquement, qui serait
amplifiée, renforçant positivement la place de la France sur les cinq
continents.
Le second intérêt est économique et politique, par la limitation des coûts
de projection et d’opérations en assurant une forme de sous-traitance locale
aux interventions que nous sommes de moins en moins capables d’assurer, en
partie financièrement mais aussi politiquement. De plus, le fait de respecter
la souveraineté des acteurs locaux correspond parfaitement aux attendus actuels
de non-ingérence dans les affaires intérieurs, via une faible empreinte au sol,
et de recherche d’une plus grande autonomie de ces mêmes acteurs.
La troisième utilité serait de se positionner comme une alternative crédible
vis à vis des autres puissances, principalement anglo-saxonnes, elles-mêmes en
crise identitaire. La France peut capitaliser sur son expérience réelle
et reconnue, et se doit de ne pas gâcher le crédit accordé par certains
partenaires historiques et notamment africains à sa voix singulière. De plus,
cette diplomatie militaire au contact permanent des élites, militaires mais aussi
politiques, permet de préparer en amont son influence future, économique et
diplomatique celle-là.
Enfin, les échanges entre les forces étrangères et françaises conduisent à
développer une culture opérationnelle partagée par la promotion d’un modèle de
défense. Les industriels français, et pas uniquement ceux de l’armement,
pourront bénéficier de ces connaissances, de ce capital sympathie lié à des
habitudes, ainsi que de la mise en place de normes techniques mais aussi du
langage via la francophonie. Cela faciliterait le déploiement international des
entreprises nationales et l’obtention de contrats dans un environnement marqué
par la multiplication des concurrents et l’exacerbation des tensions
économiques.
Vers un nouveau modèle de forces
Une description honnête de cette stratégie ne pourrait passer sous silence
les possibles risques induits. C’est le cas de l’absence pour l’armée française
de « masse critique » qu’un tel modèle alternatif autoriserait.
Aux fortes capacités d’assistance, des capacités (humaines et matérielles) de
coercition devraient être au minimum conservées (forces spéciales, composante
amphibie, GTIA permanents pour le combat urbain, escadrons de chasse).
D’ailleurs, cela permettra de palier, au cas où, la faiblesse, toujours
possible, de nos partenaires. Un autre risque est celui de la recomposition
politique locale et régionale, parfois mal maitrisée, induite par de telles
aides. Le retour de discours belliqueux d’une certaine élite afghane vis à vis
du voisin pakistanais, de plus en plus confiant dans des forces armées afghanes
rebâties, en est une illustration. Enfin, l’engagement de formateurs ou
conseillers peut s’apparenter à une position ambivalente – sommes-nous en
guerre ou non ? – peu compréhensible pour des opinions, déjà aujourd’hui
éloignées de ces questions. Pédagogie et communication proactive seront, plus
encore, de mise.
Au final, miser sur une telle approche est d’autant plus atteignable qu’il
s’agit de mettre en avant un domaine déjà connu et maitrisé. Comme exemples à
court terme viennent à l’esprit le rôle que pourrait jouer l’armée de Terre
auprès des Forces armées du Mali, forte de l’expérience afghane (OMLT, DLAS,
METT, binomage, partenariat, etc.) et en complément de l’action du Commandement
des opérations spéciales (COS). Il pourrait en être de même pour l’armée de
l’Air auprès de la composante aérienne de ces mêmes forces maliennes ou des
efforts démultipliés de la Marine nationale, lors des escales et/ou dans le
cadre de l’opération européenne Eucap Nestor, auprès des capacités
maritimes du Kenya, de Djibouti ou des Seychelles.
Il s’agirait plus globalement de démultiplier ces efforts via quelques
ajustements. C’est le cas pour le développement d’unités permanentes de
formateurs (formés à l’approche interculturelle selon les zones de déploiement)
en prenant exemple, en Métropole, sur le modèle des détachements d’instruction
opérationnelle – DIO – fournis par le groupement opérationnel de coopération
des Éléments français du Sénégal (EFS) depuis aout 2011. Il s’agira aussi de
réfléchir à la reconnaissance et à la valorisation du statut de formateur (dans
un souci de non-perte des compétences en interne et de réalisation de soi,
malgré, parfois, l’ingratitude de la tâche). La « prioritarisation
» des efforts selon nos cercles d’intérêt géostratégiques (Afrique,
Moyen-Orient) sera poursuivie, tout comme le rôle accru accordé à la
coopération dans nos DOM-COM, un des rares atouts nous permettant d’avoir une
place dans le grand jeu asiatique. Il sera aussi mis en place une coordination
réfléchie entre direction stratégique étatique et prestataires français privés
susceptibles de prendre en charge les missions de formation jugées non
prioritaires faute de moyens. Enfin, il sera réaffirmée la place essentielle au
sein de notre outil de Défense de la DCSD (Direction de la coopération de
sécurité et de défense), aujourd’hui réduite à portion congrue et ne permettant
pas de répondre aux demandes insistantes de nos partenaires.
En assimilant, entre autres, les leçons apprises – mais rarement retenues –
du passé, ce levier d’action qu’est la coopération opérationnelle et
structurelle ouvre donc bien la voie à de nouvelles opportunités à court et
moyen terme. La situation budgétaire, actuelle et à venir, des armées ne nous
laissera d’autre choix que de les explorer. Le contexte de rédaction d’un
nouveau Livre blanc se prête pleinement à une telle étude. Il y a urgence.
NB: les auteurs de la tribune sont prêts à répondre à toutes vos questions ou à toutes vos demandes de précisions (n'hésitez pas à les contacter via les commentaires, je transmettrais).
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