lundi 15 décembre 2014

Pour une guerre des chiffres, il faut des chiffres et une guerre…


Hier, c’était "De mai 2009 à mai 2010, les prises à partie en Afghanistan augmentent de 80%. Entre mars et juin 2010, 121 chefs insurgés sont éliminés par les forces spéciales. Enfin, entre septembre 2008 et mars 2010, des sondages effectués auprès des populations locales indiquent que le taux de satisfaction concernant la sécurité passe de 35% à 43%".

Et avant-hier, c’était "Entre janvier 1964 et janvier 1965, le nombre mensuel d’incidents (embuscades, tirs de harcèlement, mines, etc.) contre les unités américaines et celles de l’ARVN (Armée de la République du Viêtnam) passe de 1.600 à 2.000, le nombre d’ennemis tués d’environ 1 250 à 2 150 par mois et le nombre d’armes saisies double".

A chaque fois : "Oui, peut-être, et alors ?".

C’est principalement à partir d’indicateurs chiffrés comme ceux-ci que l’évolution de ces guerres est ou a été évaluée, par les militaires, par les responsables politiques comme par les opinions, notamment via une reprise, avec une, hélas, très rare mise en perspective (tendances, comparaisons, etc.), dans la presse, les communiqués, etc. Aujourd’hui, ces metrics, pour reprendre l’anglicisme, ne sont plus seulement des aides utilisées avec plus ou moins d’efficacité par tous les niveaux décisionnels, ils sont devenus de véritables objets politiques qui se heurtent malgré tout à la nature immuable de cette activité humaine qu’est la guerre. Souvent, ils permettent, au mieux, d’entretenir le brouillard de la guerre plus que de le lever (parfois sciemment pour éviter de poser les douloureuses questions), au pire, via des biais de perceptions (notamment dans leurs édifications : ne pas faire pire qu’avant, etc.), de s’enferrer dans de dangereuses illusions sur les fins.

Comme au Vietnam…

Si l’appropriation de ces indicateurs et leur généralisation ne sont pas imputables à un seul homme, l’ancien secrétaire à la Défense Robert Mc Namara, "la machine IBM avec des doigts" est pour beaucoup. Étudiant puis enseignant en management à l’Harvard Business School puis président de la Ford Motor Compagny, Mc Namara est appelé au gouvernement en 1961. Il y reste jusqu’en février 1968. Durant la Seconde Guerre mondiale, Mc Namara avait servi dans un service, l’Army Air Forces Office of Statistical Control, chargé d’analyser et d’améliorer l’efficacité des raids aériens, en particulier ceux des bombardiers lourds B-29 Superfortress employés face au Japon. Accédant au secrétariat à la Défense, il ne fait qu’amplifier le recours à ces méthodes de recherche opérationnelle.

Persuadés que l’attrition des combattants Viêt-Cong permet de parvenir aux objectifs stratégiques, les commandants américains prêtent beaucoup d’attention aux décomptes des pertes ennemies ou body count (tiens, tiens…). Ces derniers sont pourtant peu fiables tant l’évaluation des tirs d’artillerie et des bombardements aériens est approximative. Le passage d’opérations search-and-destroy sous le général Westmorland à celles clear-and-hold sous le général Abrams modifie peu cette approche cinétique. La mise en place d’une pacification en tâche d’huile entraîne une sensible diversification des indicateurs retenus, le système de relevés se complexifiant : temps passé pour chaque type de mission, taux de sécurisation des voies fluviales, etc. À partir de 1967, le Hamlet Evaluation System collecte tous les mois des données sur 2.300 villages et 13.000 hameaux. Il permet de connaître le nombre de télévisions par habitant, il ne permet pas d’anticiper l’offensive du Têt de 1968.


Après le Vietnam, l’utilité des indicateurs n’est pas remise en cause, les généraux américains (cf. "Wars managers" de Douglas Kinnard) estimant néanmoins que le suivi de l’attrition et de la pacification ne permettent par de déterminer les progrès réalisés pour atteindre les buts de guerre. Ces indicateurs sont jugés comme utiles pour le management même s’ils développent le micro-management qui facilite le contrôle et l’évaluation des performances des subordonnées. Critiqué à minima, leur emploi s’est ensuite amplifié puis systématisé avec la révolution numérique. Ils ne sont plus seulement employés pour le cycle d’adaptation d’une organisation apprenante.

Des chiffres devenus objets politiques mal employés ?

Alors que la stratégie américaine pour l’Afghanistan et le Pakistan est réévaluée en 2009, le président Obama exige l’élaboration d’une liste d’indicateurs permettant de mesurer l’efficacité des efforts entrepris. Le Government Accountability Office (GAO) ou le Special Inspector General for Afghanistan (SIGAR) publient déjà des rapports en s’appuyant sur des indicateurs, tout comme les états-majors de théâtre, capables de connaître le nombre de sanitaires par pénitenciers pour savoir si la ligne d’opérations "Gouvernance" progresse (sic). Grâce à une cinquantaine d’indicateurs, Obama espère ne plus signer de chèque en blanc en dépensant sans retour stratégique sur investissements. D’ailleurs pour les Républicains, cette liste est un préalable pour qu’ils approuvent les moyens réclamés par l’exécutif démocrate.

De plus, nombre d’entre-eux ne sont plus réservés aux cercles restreints et confidentiels et font l’objet d’une diffusion large et ouverte. Ils sont diffusés afin d’informer directement l’opinion publique et indirectement, de justifier la conduite des opérations. Ces indicateurs sont donc de véritables outils d’influence et de communication stratégique (n'étant que trop rarement exploités et souvent repris tels quels, pour le plus grand bonheur des communicants). Ainsi, pour conjurer la détérioration d’une situation, certains n’hésitent pas à proposer : "change the metrics or lose the war". Le choix d’indicateurs parmi de nombreux facteurs, le refus ou la volonté de les communiquer appartiennent au panel des actions possibles de "la manœuvre des metrics".

Pour mieux rendre compte des évolutions du caméléon qu'est la guerre, les indicateurs ont été adaptés. La domination successive de diverses écoles stratégiques entraîne une constante évolution et un empilement disparate. Ainsi, des cultural metrics, social metrics, partnering metrics et autres apparaissent coïncidant avec une contre-insurrection dite culturelle, la nécessité de connaître l’environnement opérationnel, etc. Mettre à jour ces outils demande des moyens et du temps. Demandez à des vétérans français des OMLT en Afghanistan de vous parler de ces tableurs Excel où l’objectif, sous peine d’être repris, et de ne pas faire moins bien que vos prédécesseurs.  

Au final, et si c’était une fausse bonne idée ?

Enfants d’une culture techniciste pensée souvent comme uniquement positive et mis sous la pression d’un micro-management omniprésent, les acteurs pourraient être portés à concentrer leurs efforts sur l’évolution de ces indicateurs. C’est une méthode au mieux indirecte au pire partielle d’atteindre l’effet recherché. Pour certains, acteurs, commentateurs ou observateurs, ils deviennent des finalités et non des aides imparfaites qui permettent de constater plus que de prévoir.

Si l’actuelle grammaire de la guerre n’est pas celle d’hier, sa nature reste inchangée en étant toujours "cet acte violent destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté" (vite ! Un metric sur la volonté de l'adversaire notée de 1 à 10...). Clausewitz continue en indiquant que "l’activité guerrière a trois particularités qui rendent une doctrine positive impossible : les forces morales et leurs effets, l’action réciproque et l’incertitude". Pour saisir une guerre dans sa globalité, des critères ne peuvent donc être ignorés mais ne peuvent non plus être tous quantifiés. Ainsi, les indicateurs se marient imparfaitement avec chacune de ces "trois particularités", mettant à mal le postulat de départ conduisant à leur emploi, aujourd'hui de plus en plus absolu.

Par une focalisation restrictive et une saturation cognitive, ces indicateurs participent en grande partie au syndrome actuel de "l’illusion de la compréhension", notamment sur la différence entre le moyen et la fin. Les risques étant, comme souvent vis-à-vis d'une technique, dans l'usage plus que dans leur fondement même.

Après la chute de Saigon, un colonel américain Harry Summers (chef de file de l’école historiographique dite "révisionniste") s’entretient avec un officier nord-vietnamien. "Vous nous avez jamais battu sur le champ de bataille !". Son interlocuteur de répondre : "C’est possible. Mais ce n’est pas la question".

Alors que la victoire militaire, soit celle du moyen, n’est pas une fin en soi (voir peut même conduire à l'inverse : cf. la formule "10 - 2 = 20" applicable en partie en Afghanistan comme ailleurs), tous les voyants pourraient être verts dans certaines opérations, il n’est pas dit que le terme de "succès" se concrétise autre part que dans la case "résultat final" d’un tableur.

Reprise (modifiée), et publiée avec l'aimable autorisation de Joseph Henrotin, d'un article publié dans la revue DSI en septembre 2010.

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