lundi 19 novembre 2018

Entretien - Une mine d'or pour la recherche - tenue31,site-musée sur l'officier français de 1918 à 1940

Laurent est l’auteur du site tenue31. Passionné par l’Histoire et par les enjeux de mémoire sur la période 1918 - 1940, il a bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions sur ce patient travail de fourmi mené depuis près de deux années.

1/ Vous vous présentez comme webmestre de tenue31, musée en ligne de l'officier français de 1918 à 1940. Qui êtes-vous ? Et pourquoi ce travail ?

Je suis né dans le département de la Manche, mes grands-parents habitaient dans deux villages totalement détruits par les combats de l’opération Cobra en juillet 1944 qui permirent de débloquer le front de Normandie. A propos du déluge de feu qui s’abattit sur eux, des soldats allemands survivants diront : "Plutôt un mois à Stalingrad qu’un jour à La Chapelle-En-Juger (ndlr : commune de La Manche au cœur de ces opérations)". Très tôt, dès l’âge de 7 ans, je me suis donc intéressé à cette histoire militaire, locale et familiale en accumulant toutes sortes d’objets glanés dans les greniers. C’est adolescent, que j’ai pris conscience de l’intérêt moindre porté - à l’époque - à l’armée française d’avant 1940, considérée comme une armée de vaincus. Pendant 35 ans, j’ai consacré mes loisirs que me laissait mon métier d’ingénieur, à la connaissance de l’armée française, son histoire, ses uniformes, ses traditions. Il y a deux ans, j’ai décidé de mettre à profit mes connaissances en webmarketing pour lancer ce site. Finie la phase d’accumulation, place à la valorisation et au partage de savoirs.
2/ Vous présentez souvent cette période de 1918 à 1940 comme "oubliée", "coincée" entre les 2 grands conflits mondiaux. Pourquoi un tel oubli ?

Indéniablement, la défaite de mai-juin 1940 est la cause de cet oubli. Il s’agissait de combats entre une armée allemande qui se préparait à la guerre depuis 22 années, en réaction au traité de Versailles, et une France qui faisait tout pour l’éviter. Comme le disait Churchill, à propos des accords de Munich : "Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre". Mais cette défaite majeure de l’armée française n’est pas totale. L’armée des Alpes, et les forces stationnées en Afrique, au Levant et en Asie restèrent invaincues. Ces troupes contribuèrent fortement à la libération du territoire national et à la victoire de 1945. Il est donc injuste selon moi d’occulter les 22 années d’histoire de l’armée Française qui précédèrent ces deux mois de combats.

Le commandant De Gaulle, en 1928, écrivait d’ailleurs à ce propos "Au nom de quoi et pour quels motifs perdraient-ils la fierté d'eux-mêmes ces gens dont, depuis 10 ans, l'on a tant exigé, qui ont dû garder le Rhin, occuper Francfort, Düsseldorf, la Ruhr, prêter main-forte aux Polonais et aux Tchèques, demeurer en Silésie, à Mémel, au Schleswig, surveiller Constantinople, rétablir l'ordre au Maroc réduire Abd-El-Krim, soumettre 'la Tache' de Taza, s'opposer au rezzous sahariens, prendre pied au Levant, pénétrer en Cilice, chasser Fayçal de Damas, s'installer sur l'Euphrate et sur le Tigre, réprimer l’insurrection du djebel Druze, montrer la force en tous points d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie, contenir en Indochine l'agitation latente, protéger au milieu des émeutes et des révolutions nos établissements de Chine".

C’est, par exemple, en 1931 qu’a été construit le fort de Madama, au nord du Niger, pour affirmer la souveraineté française à la frontière libyenne et "matérialiser aux yeux de nos voisins italiens la possession de ce territoire". Qui aurait imaginé à l’époque, que ce fort, à l’origine un simple poste-grenier, vivrait une seconde vie 80 années plus tard.
Les transformations engagées par l’armée française lors de cette période sont nombreuses : création de l’armée de l’Air en 1934, création de la Direction des Fabrications d’Armement en 1933 et du corps des Ingénieurs Militaires en 1935, création en 1937 des premières unités parachutistes françaises, les Groupes d'Infanterie de l'Air, développement des fortifications dans le Nord-Est, dans les Alpes et en Afrique, développement des moyens de communication (ER17, ER40, R15), motorisation de la cavalerie, des auto-mitrailleuses et développement des chars de combats (char B1 et B1bis, D1, D2, FCM36, FCM2C, Hotchkiss H35 et H39, Renault R35 et R40, Somua S35…), développement du matériel permettant le combat en montagne, intégration de nombreux matériels modernes : PA35A, fusil MAS36, fusil-mitrailleur 24-29, mortier modèle 1935, canon antichar modèle 1934… Une période très riche en innovation.

La lecture des témoignages allemands suffit à montrer que l’armée française de 1940 n’a pas démérité : "En mai-juin 1940, les soldats français ont combattu avec une extraordinaire habileté et opiniâtrement, et ils ont causé des pertes élevées à nos troupes", disait le général Erwin Rommel. Ou encore "En dépit d’énormes erreurs tactiques du commandement allié, les soldats français de 1940 ont opposé une résistance coriace, avec un esprit de sacrifice extraordinaire digne des poilus de Verdun en 1916", pour le général Heinz Guderian.
3/ Sur quoi basez-vous votre travail de vérification et de présentation ?

En ce qui concerne la partie uniformologie, j’utilise des ouvrages et des documents d’époques, les Bulletins Officiels ou les catalogues des tailleurs militaires. La compréhension de l’uniforme des officiers interprètes militaires et celui du Train a été particulièrement ardue. Parmi la cinquantaine de pages, une par arme ou par subdivision d'arme, ces deux dernières spécialités sont celles dont l'uniforme a subi le plus d'évolutions sur la période. Par exemple, la couleur du bandeau du képi des officiers du Train est passé par trois couleurs différentes: gris de fer foncé avant 1931, bleu de roi entre 1931 et 1935, bleu foncé après 1935.

Concernant les parcours individuels, je travaille à partir d’annuaires d’époque, les relevés du Journal Officiel sur Gallica, ainsi que les registres de matricules sur les sites des archives départementales. Je fais aussi régulièrement appel à l’intelligence collective et à l’expertise sur des forums tels que  le forum atf40, mine d'or pour les historiens professionnels et amateurs. Il est idéal pour découvrir l'historique d'un régiment, la biographie d'un officier, des éléments techniques sur le matériel, la chronologie des combats de mai-juin 1940. Il est rare qu'une question y reste sans réponse bien longtemps.

4/ Au-delà du travail de compilation, vous soulignez l'apport du réseau de contributeurs forgé au fil des années. Auriez-vous des anecdotes sur ce travail collaboratif d'enquête et de compilation ?

Peu après sa création, le site a rapidement été identifié par d’autres passionnés qui m’ont spontanément proposé d’alimenter en contenu à partir de leurs collections.

La plus belle histoire est celle du chef d’escadron Antech sur la page des Dragons. Après avoir mis en ligne la photo d’un ensemble anonyme d’un chef d’escadron du 10e Régiment de Dragons Portés, j’ai été contacté par un autre passionné qui possédait un album photo de ce même régiment. Après étude des décorations, l’ensemble a pu être attribué au chef d’escadron Antech du 7ème régiment de Dragons portés appartenant à la 4ème Division Cuirassée du colonel De Gaulle. Raoul Antech trouve la mort, le 30 mai 1940 touché par un éclat d’obus lors de la contre-attaque sur Abbeville. De nombreux parcours individuels similaires sont à découvrir sur le site.
5/ Quelles sont les futures étapes de ce musée en ligne ? 

J’en verrais plusieurs :
  • Continuer à développer le contenu. Beaucoup de pages sont encore embryonnaires et il y a tant à dire et à écrire ! De ce fait, augmenter la capacité d’hébergement du site devient crucial. J'ai récemment étoffé la page sur la Gendarmerie. J'aimerai écrire une page sur les troupes spéciales du Levant: automitrailleuses, méharistes, tcherckesses, alaouites, druzes, chasseurs à cheval Libanais, spahis, bataillons de chasseurs Libanais, école militaire de Homs...
  • Continuer à le faire connaître, notamment grâce à la page Facebook et au compte Twitter. Depuis sa création, le nombre de visites ne cesse de progresser et dépasse maintenant les 3.500 par mois, chiffre multiplié par plus de cinq en un an.
  • Accessoirement, atteindre l’équilibre budgétaire. J’ai fait le choix - difficile - de ne pas imposer de publicité aux visiteurs. Les seules sources de revenus sont, pour le moment, le mécénat et un programme d’affiliation avec les librairies Cultura sur la page "Boutique". Mais c’est largement insuffisant.
6 / Que pouvons-nous vous souhaiter ?

Tout simplement de trouver le temps et de conserver la passion, afin de poursuivre ce travail de transmission, contribuant à honorer la mémoire des anciens et l’histoire de l’armée française. Les contacts tissés avec des amicales d’anciens combattants et autres associations vont par exemple dans ce sens.

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