samedi 4 décembre 2010

Jamais personne n'a eu une quelconque stratégie!

L'intervention de Stéphane Taillat (En Vérité) jeudi dernier à l'IFRI a eu entre autres mérites de soulever une question sur laquelle nos réflexions stratégiques (sur la blogosphère comme dans les sérails plus formels) n'apportent pas, à mon sens, les réponses convenables.

"De quoi s'agit-il?"

Pour redonner le contexte, il y était question de contre-insurrection et d'adaptation de l'US Army. Aux résultats positifs obtenus par la COIN en Irak au niveau tactique et opératif s'opposaient l'échec stratégique. Car (en gros), la COIN n'est pas un dérivatif/substitut à une vraie stratégie américaine pour l'Irak qui n'existe pas.

Et moi de conclure, qu'il n'y a pas à dire, nous bloquons toujours au même niveau (remarque déjà de nombreuses fois dénoncée sur nos blogs respectifs) : cette articulation entre la stratégie de niveau politico-militaire pas claire voire inexistante et ce qu'elle oriente dans les faits (COIN et autres déclinaisons)...

Et alors ?

Je sais pas si c'est notre modèle théorique (d'inspiration Clausewitzienne ou néo-Clausewitzienne) qui est caduque (me voilà donc dans le clan des pourfendeurs de Clausewitz) ou alors nous qui ne le mettons pas en œuvre comme il faut. Quoiqu'il en soit, cela ne marche pas. Je rejoins alors le clan des sceptiques et consorts à la sauce du colonel Gentile pour la COIN : cela ne marche pas donc c'est le concept qui est mauvais bien plus que l'application qu'y en est faite.

Et l'Histoire, sur lequel nous nous appuyons pour nous instruire, n'est même pas là pour nous aider avec de nombreux exemples rassurants de réussite. Pour moi, la stratégie de différentes entités au cours des siècles reste souvent une analyse a posteriori (une véritable construction narrative) souvent du fait de l'historiographie des vainqueurs.

Au mieux, la stratégie est quelque chose d'intégrée/d'intériorisée dans un élan des énergies plus que quelque chose de formalisée, comme nous en rêvons tous pour sortir de guêpiers : Afghanistan, Irak, déclin relatif française, etc.

A l'aide !

Me sentant encore un peu léger sur ces idées (il manque dans les veines de ma réflexion théorique du Girard, du Aron et autres), j'hésite un peu avant de me faire fusiller sur place publique avec un article plus fouillé intitulé : "Jamais personne n'a eu sur le moment une stratégie... mais cela ne nous empêche pas d'essayer!"

PS : de nombreux mails sont échangés quotidiennement entre les membres de l'Alliance Géostratégique, souvent dans le cadre de débats animés dont vous profitez, chers lecteurs, que trop rarement.

Les quelques notes rédigées ici à la va-vite s'inscrivent dans ce cadre. Devant l'intérêt de telles réflexions, nous avons décidé de les mettre en ligne afin de recueillir votre aide, votre avis et vos commentaires sur un débat un peu plus théorique que d'habitude.

Alors, et vous qu'en pensez vous ?

3 commentaires:

Jean-Pierre Gambotti a dit…

Je vais reprendre mon antienne de traineur de sabre en répétant que « stratégie » est certainement le mot le plus polysémique de notre vocabulaire militaire. Or Karl Jaspers, par sa magnifique formule « Quand le désordre atteint le langage, tout tourne au désastre » nous invite avec vigueur à ne pas galvauder le sens des mots, notamment à la guerre où la pensée est action. Ainsi la COIN n’est-elle pas une clef universelle, une stratégie, mais une boite à outils. De même qu’on ne peut construire un récit signifiant en posant des mots et en ignorant la grammaire, on ne peut conduire une guerre en usant de principes mais en s’exonérant d’un concept d’opérations. La stratégie opérationnelle, en l’occurrence, est un concept d’opérations, une idée de manœuvre appuyée sur des principes, destiné « à interdire à l’adversaire de m’empêcher de faire ce que je veux », pour reprendre la formule du capitaine(Breveté) Gamelin, dans son Etude philosophique sur L’art de la guerre. En conséquence cette stratégie peut être définie comme l’algorithme de la guerre qui organise la manœuvre j’ai décidée de mener sur un théâtre particulier, elle est nécessairement contingente et pertinente.
C’est ici que nous avons rendez-vous avec Clausewitz et Jomini, les inspirateurs, pour faire court, de notre méthode franco-otanienne de raisonnement des opérations. Pour « imposer ma volonté à l’adversaire » et gagner «ce duel poussé aux extrêmes » qu’est la guerre, je dois avoir déterminé les centres de gravité ami et ennemi et choisi les modes d’action qui me permettront de conduire la « confrontation entre ces deux centres de gravité ». Les modes d’action sont une combinaison des lignes d’opérations, formées par la suite des points décisifs et qui sont les chemins qui mènent au centre de gravité adverse à annihiler. Par exemple sur le théâtre afghan les lignes d’opérations stratégiques ou opératives qui sont portées à notre connaissance par les médias sont : sécurité, reconstruction et gouvernance. En revanche de centres de gravité, point. Entre des LO supposées et des centres de gravité inconnus, inutile de supputer ou de ratiociner, nous sommes, lointains observateurs, dans une sorte de « brouillard » de la guerre et dans l’impossibilité de faire la moindre hypothèse sur la stratégie de la coalition.
Pour bien comprendre la guerre, je suggèrerais plutôt la lecture de Beaufre que de Girard ou Aron. Et surtout quelques belles exégèses de De la guerre. Mais plus prosaïquement le survol du GOP, ou de la vieille MARS, me semble une exigence absolue.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

F. de St V. a dit…

@Jean-Pierre Gambotti

Nous sommes bien d'accord sur le côté boîte à outils et non stratégie de la COIN (des COIN devrons-nous dire?). C'est d'ailleurs le sens de la fin du débat jeudi dernier autour de Stéphane TAILLAT.

De même que je suis d'accord sur l'absence de stratégie générique mais le besoin d'adapter cet algorithme (pour reprendre votre terme) à chaque situation.

Néanmoins, avant de s'intéresser à la stratégie opérationnelle (MARS, MEDO, GOP et autres méthodes apprises à Compiégne en stages à l'OTAN et ailleurs), je m'interroge sur le squelette même sur laquelle nous nous appuyons pour modeler cette stratégie. C'est là toute la base de mon actuel questionnement.

Il est possible de retrouver les centres de gravité de la coalition en Afghanistan sur Internet. Les anciens OPLAN étaient disponibles (heureusement pas l'actuel...) et certaines lignes d'opérations sont mises à nues régulièrement dans les études de la RAND par exemple : comme la communication stratégique par exemple.

Quant à vos conseils de lecture, je vous remercie et je me replonge avec une vision différente sur des lectures à ruminer de nouveau. tout en étant persuader que nous sommes un peu dans le débat de l'œuf et de la poule.

Jean-Pierre Gambotti a dit…

La guerre est la confrontation de deux centres de gravité. Tel est le substratum de la pensée clausewitzienne qui fonde le calcul stratégique nécessaire à la conception de toutes nos opérations. Peu importe que ce principe cardinal soit d’origine essentialiste ou nominaliste -Clausewitz a simultanément utilisé ces deux approches pour élaborer et conforter ses théories- le stratège ne peut s’exonérer de son utilisation.
Encore faut-il bien appréhender la nature, l’essence, de ce centre de gravité, et pour ce faire je suggère la lecture du court Chapitre XXVII, Livre VI de De la guerre. Cette suggestion vaut également pour nos camarades américains, pourtant thuriféraires de Clausewitz, qui montrent quand même une surprenante élasticité dans leur acception du CdG si j’en crois certains documents officiels de l’ISAF.
Désigner « la population afghane » comme centre de gravité, par exemple, n’est pas suffisant et même fautif si l’on se reporte à la définition des glossaires et à ses nombreuses exégèses.
Deux questions :
- De qui la population est-elle le centre de gravité, de la coalition ou de l’insurrection ?
- En quoi la population est-elle le fondement de la puissance de l’un des belligérants ?
En fait la population afghane n’est que « le lieu » du centre de gravité de l’insurrection, et en l’occurrence le CdG est plutôt « l’adhésion » du peuple afghan aux insurrections de tous types. Et j’ai l’immodestie de croire que cette nuance est importante. Car les modes d’action de la coalition ne devraient pas tourner simplement autour du doux euphémisme de « conquête des cœurs et des esprits », mais conduire à l’annihilation de ce lien étroit entre la population et les insurrections. Et pour ce faire la coalition devrait s’appuyer sur ce qui fait sa puissance, son propre centre de gravité ( voir De la guerre, cf supra).
« A la guerre il y a des principes, mais il y en a peu », la guerre comme confrontation de deux centres de gravité, est l’un de ces principe essentiels.
Et pour répondre précisément à votre « questionnement », notre méthodologie a les fondements qui permettent « de modeler notre stratégie », encore faut-il en faire bon usage.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti