mercredi 4 avril 2012

"Galula : ce grand méconnu" entretien avec Gregor Mathias

Galula. Ce nom a été et est encore sur toutes les lèvres dès lors qu'il s'agit d'aborder l'histoire militaire de la guerre d'Algérie, la diffusion d'une "école française" de la contre-insurrection (si elle a un jour existé), parler de l'influence de penseurs français sur des sommes de tactiques reprises par des militaires américains, etc.

Mais que sait-on vraiment de cet officier français ? Peu de choses au fond, d'où le grand intérêt du travail de Gregor Mathias, historien spécialisé sur la guerre d'Algérie et auteur de la biographie (en premier en Anglais et depuis peu en Français chez Economica) la plus complète sur le personnage. Il a bien voulu répondre à quelques unes de mes questions. Je le remercie vivement.

Avant de passer quelques années en Algérie, David Galula est attaché militaire en Chine, se rend dans les Philippines et en Indochine puis est observateur pour l’ONU en Grèce. En quoi ces expériences façonnent Galula et ont un impact sur ses futures réflexions ?

D. Galula est attaché militaire à l’ambassade française de Pékin de 1945 à 1949. Comme officier du 2e Bureau (ndlr : celui en charge du renseignement dans les unités militaires), il étudie la guerre civile chinoise qui oppose les troupes communistes de Mao aux troupes nationalistes de Tchang Kaï Chek. Ces dernières sont plus nombreuses et mieux armées, mais subissent revers sur revers depuis 1945 jusqu’à la prise de pouvoir victorieuse des troupes de Mao. La mission de D. Galula au 2e Bureau est d’étudier les tactiques des nationalistes et des communistes, pour cela il analyse la presse nationaliste, les communiqués militaires, et rencontre les officiers d’état-major de l’armée nationaliste. Il n’hésite pas à se rendre au plus près des champs de bataille, où il est même fait prisonnier par les troupes communistes. Bien traité par ces dernières, il a l’opportunité de discuter de stratégie avec un des meilleurs généraux de Mao, Ch’en Keng. Il prend alors connaissance des méthodes d’action psychologique des troupes maoïstes et de leur efficacité sur les prisonniers nationalistes et sur les populations passées récemment sous leur contrôle à la suite des défaites des nationalistes. Présent en Chine, il peut prendre connaissance assez précocement des œuvres de Mao sur la guerre révolutionnaire traduites en anglais par S.B. Griffith. Dans l’ouvrage théorique de D. Galula Contre-insurrection traduit par le lieutenant-colonel P. de Montenon (Economica, 2008), la moitié de l’ouvrage est d’ailleurs consacrée à l’insurrection communiste, les exemples traités sont essentiellement chinois et sont tirés de cette expérience de terrain.

Contrairement à la plupart des officiers de sa génération, D. Galula ne combat pas en Indochine. Il est sur un théâtre d’opération marginal pour l’armée française – en apparence seulement – car en réalité l’état-major attend de connaître le moment où les troupes de Mao vont prendre le pouvoir et prendre le contrôle de la frontière indochinoise. Les officiers d’état-major en Indochine sont en effet conscients qu’à partir de ce moment-là, le contexte géopolitique régional risque de changer radicalement. En effet le soutien logistique chinois au Vietminh va entraîner le repli des postes français le long de la frontière chinoise et le désastre de la RC-4. Les quelques officiers français du 2e Bureau présents en Chine, dont D. Galula, avertissent donc régulièrement l’état-major français en Indochine de la progression territoriale et des victoires des troupes maoïstes. On peut pourtant penser que c’est en raison même de l’absence d’expérience personnelle de lutte contre la guérilla en Indochine que D. Galula n’arrive pas à imposer ses réflexions parmi les spécialistes de « l’école de la guerre révolutionnaire », ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’arrive pas à convaincre sa hiérarchie militaire et du ministère des Armées de l’originalité de sa réflexion. Contrairement à ce que l’on lit à propos de D. Galula, ce dernier ne s’est jamais déplacé en Indochine ; dans son ouvrage Pacification in Algeria (éd. RAND, non traduit en français), il dit s’être déplacé aux Philippines par deux fois, mais il ne dit rien de similaire à propos de l’Indochine. On peut affirmer que si D. Galula s’y était déplacé, il n’aurait pas hésité à l’écrire et à le dire lors de ses conférences.

Si sa présence en Chine lui permet d’étudier les erreurs stratégiques et tactiques d’une armée régulière face à une insurrection (1945-1949), sa présence en Grèce comme observateur de l’ONU (1949-1950) lui permet d’assister au succès d’une armée régulière sur la guérilla communiste lors de la guerre civile, notamment lors des combats du mont Grammos. Alors que l’on pensait que l’insurrection était destinée à vaincre à court ou à long terme une armée régulière, la guerre civile en Grèce démontrait le contraire. D. Galula tente de trouver les facteurs qui peuvent expliquer les succès de la contre-insurrection. Il comprend notamment que si l’insurrection ne connaît pas de frontières et sait les utiliser à son avantage, les autorités légales sont, elles, contraintes de les respecter. Il prend conscience de l’importance des conditions géographiques dans les succès de l’insurrection ou de la contre-insurrection. Il complète enfin ses observations par deux voyages privés aux Philippines pour comprendre les raison des succès de la contre-insurrection dans ce pays.

Sa présence comme responsable du Deuxième bureau auprès de l’ambassade française dans la concession britannique de Hong-Kong (1951-1956) lui permet de côtoyer un milieu cosmopolite et de nombreux officiers en escale : il rencontre des officiers américains de retour de guerre de Corée ou des Philippines, des officiers britanniques de retour de Malaisie, des officiers français de retour d’Indochine. Par ses conversations et par la presse, il peut se faire une idée des stratégies de la guérilla et de la contre-guérilla sur ces différents théâtres d’opération. Pourtant, il est loin de connaître toutes les expériences de contre-insurrection, il ignore ainsi que pendant la guerre de Corée, l’armée américaine a mis en œuvre des opérations contre la guérilla nord-coréenne, en plus de sa lutte contre l’armée régulière nord-coréenne. D. Galula fait la synthèse les différentes expériences de l’insurrection et de la contre-insurrection.

Puis ce sont les années 56-57 en Kabylie. En quoi votre travail d’historien, plus que de juge, tend à prouver que la « méthode » qu’il mettra sur le papier plus tard n’a pas été un réel succès, contrairement aux dires de Galula, quand elle a été expérimentée sur le terrain ?

Galula a écrit deux ouvrages, Contre-insurrection, théorie et pratique qui décrit les méthodes de l’insurrection et de la contre-insurrection et Pacification in Algeria, qui est le récit de sa pacification dans son sous-quartier de Kabylie. Aux États-Unis, de nombreux officiers et spécialistes des relations internationales et des questions de défense s’appuient sur ses deux écrits pour en tirer des enseignements sur la contre-insurrection qu’ils tentent d’appliquer sur les différents théâtres d’opération. Le relatif succès de la contre-insurrection en Irak mené par le général Petraeus et le lieutenant-colonel Nagl, qui s’appuie notamment (mais pas entièrement) sur les enseignements de D. Galula semble avoir validé les conceptions de la contre-insurrection. D. Galula est donc perçu par le général Petraeus comme un brillant théoricien, « le Clausewitz du XXe siècle ». Or, ce qui est surprenant dans la notoriété de D. Galula, c’est qu’elle s’appuie sur le seul récit de cet officier atypique et original, mais que cette réflexion et ce récit ne sont jamais confrontés aux archives. Avant cette première étude historique, nul chercheur en relations internationales, nul historien, nul officier n’a eu la curiosité de s’intéresser aux résultats de cette stratégie sur le terrain. Certains chercheurs nord-américains se sont bien entendu intéressés à D. Galula, mais davantage dans son contexte politico-militaire ou dans le cadre de son réseau relationnel, mais ils n’ont jamais eu l’idée de confronter la théorie à l’épreuve des faits, pour reprendre la traduction de mon ouvrage en langue anglaise Counterinsurgency. Practice versus Theory (Praeger, 2011).

En tant qu’historien, mon objectif initial n’a pas été de prouver que D. Galula avait raison ou tort dans sa réflexion, mais de confronter - sans a priori - son récit aux archives administratives et militaires pour analyser chacune des huit étapes de la contre-insurrection prônées par D. Galula et d’évaluer si elles ont été ou non un succès dans son secteur militaire de Kabylie. Spécialiste des Sections administratives spécialisées (SAS), auteur de Les Sections administratives spécialisées en Algérie, entre idéal et réalité (L’Harmattan, 1998), j’ai utilisé les archives de la SAS avec laquelle travaillait D. Galula. Pendant la guerre d’Algérie, la SAS fait un travail de pacification de profondeur en immersion au milieu de la population. C’est ainsi que les SAS recensent la population, construisent des routes et des maisons, mettent en place des écoles et une assistance médicale gratuite pour la population. Il s’agit d’un concept très proche de celui que l’on retrouve au sein des ACM (Action civilo-militaire) ou des PRT (Provincial reconstruction team).

La SAS est composée d’un officier SAS et d’un adjoint militaire aidé de supplétifs et de quelques attachés civils. L’officier SAS fait des rapports mensuels à la sous-préfecture évoquant l’avancée de la pacification dans tous les domaines et tenant des statistiques précises de toutes les actions entreprises. En plus de ces archives administratives, je me suis également appuyé sur le Journal de marche et des opérations (JMO) de l’unité de D. Galula faisant état de toutes les opérations effectuées sous le commandement du capitaine Galula. Le récit de D. GalulaPacification in Algeria étant chronologique, il a été aisé de faire la comparaison entre son récit et les archives dans chacune des huit étapes à court et à long terme, d’autant plus qu’il existe des archives sur les années postérieures au départ de D. Galula du secteur de Kabylie. Si certaines étapes sont clairement des succès, comme le contact avec la population (3ème étape), d’autres sont des échecs, comme le montre l’infiltration des élus et des supplétifs recrutés (6ème et 8ème étapes). C’est une sorte de retour sur expérience de la pacification de D. Galula dans son secteur de Kabylie que je propose en m’appuyant sur plusieurs sources complémentaires et parfois contradictoires.

En procédant à cette confrontation, j’ai pu prouver que D. Galula s’était inspiré de certains enseignements de théoriciens de la guerre révolutionnaire (colonel Argoud, colonel Nemo), voire même du fondateur de l’Express J.-J. Servan Schreiber. De plus, j’ai pu retrouver les articles du Monde mettant en cause l’action de Galula à la suite de la publication d’un de ses articles à une revue militaire. La méthode de contrôle de la population de D. Galula pose des problèmes éthiques dans une société démocratique, qu’a dénoncés en son temps, un officier appelé dans une série d’articles de ce quotidien.

Ensuite, c’est toute la période de la rédaction et de la diffusion de ses travaux, en particulier aux États-Unis. Pensait-il alors en termes d’influence, de communication ? De partage d’expérience ? Ou était-ce l'homme de l'instant, là au bon moment ou avec les bons contacts au sein de l’establishment américain?

Si l’armée française refuse à D. Galula l’opportunité d’étudier aux États-Unis, ce n’est pas qu’elle n’a pas su détecter la valeur de cet officier, c’est probablement dans le but d’empêcher qu’un tel officier à ce poste stratégique ne divulgue à l’étranger le fonctionnement du contrôle de l’information par les plus hautes instances de l’État français dans les pays africains francophones alliés et ses modalités d’action défensive et offensive.

D. Galula a toujours et systématiquement beaucoup communiqué sur ses initiatives originales à l’égard de sa hiérarchie civile et militaire, mais aussi des journalistes français et anglophones. D. Galula a utilisé tous les moyens pour faire connaître sa réflexion sur la contre-insurrection : rapports écrits, rapports enregistrés sur bandes enregistrées, colloques, conférences, articles à la presse militaire ou civile. Il a su entrer en contact et convaincre les bons interlocuteurs situés aux postes à responsabilités pour obtenir des postes à la hauteur de ses ambitions, comme le colonel Guillermaz, le fondateur des études de sinologie française et le responsable du 2e Bureau qui l’a formé en Chine et qui l’a nommé par la suite comme son successeur à Hong-Kong (1945-1956) ; le général Ely qui l’a mis aux responsabilités au sein de la division de la guerre des ondes (1958-1962) ; le général Westmoreland, le futur commandant des troupes américaines au Vietnam, que D. Galula aurait rencontré à Hong-Kong, lui aurait demandé de participer comme seul Français au séminaire des spécialistes et praticiens de la contre-insurrection organisé par la Rand à Washington en 1962. Il a pu se faire connaître des Américains et acquérir une aura incontestable dans ce domaine.

D. Galula est un excellent pédagogue à l’égard de sa hiérarchie et de son public. Il semblerait avoir bénéficié aux États-Unis d’un réseau d’amis journalistes côtoyés auparavant à Pékin et à Hong-Kong, et qu’il aurait invité plus tard à visiter son secteur en Kabylie. Il partage volontiers ses expériences avec d’autres officiers anglophones spécialistes de la contre-insurrection, mais n’hésite pas à utiliser aussi celle des autres sans les citer. Il met toujours en avant la diversité de son expérience inégalable et sa situation d’observateur des insurrections et des contre-insurrections sans jamais citer ses sources d’inspiration. Il a le mérite de faire une brillante et originale synthèse et de proposer des solutions simples et concrètes bien loin des théories plus élaborées des théoriciens de l’école française de la guerre révolutionnaire, mais qui ne sont pas toujours compréhensibles et adaptables par des unités confrontés aux réalités du terrain. D. Galula fait partie de ces nombreux experts britanniques et australiens de la contre-insurrection que l’armée américaine recrute ou dont elle recueille l’expérience pour l’éclairer dans sa lutte contre la guérilla au Vietnam. La Rand, un think thank de l’armée américaine et le général Westmoreland trouvent ainsi à D. Galula un poste de chercheur associé à Harvard et lui demandent de mettre par écrit son expérience et sa réflexion. D. Galula rédige deux ouvrages qui le feront connaître par l’armée américaine : Pacification in Algeria (Rand, 1963) et Counterinsurgency. Theory and practice (Praeger, 1964).

Malgré ses relations dans les médias et au sein de la hiérarchie militaire, ses théories demeurent controversées, même aux États-Unis, où il se fera aussi des adversaires, ce qui explique qu’il n’est pas reconduit à son poste universitaire à Harvard. Il travaille par la suite à Londres sur le projet d’un nouveau radar de l’OTAN, mais il tombe rapidement malade et décède à l’hôpital américain de Paris en 1967. D. Galula arrive donc aux États-Unis au bon moment, celui de la guerre du Vietnam au moment même où les théories de l’école française de la guerre révolutionnaire sont considérées comme obsolète par les autorités françaises dans un contexte de Guerre froide et de conflit nucléaire.

Propos publiés simultanément sur l'Alliance Géostratégique

1 commentaire:

Chateau - Gonthier a dit…

Un grand stratège , un analyste hors paire , le mécanicien des logiques internes des guérillas ! D'un point de vue opérationnel son alter ego est le Capitaine Pierre-Alain LEGER !
Ces deux grands hommes sont l'honneur du renseignement français forgé par l'école britanique en ce qui concerne le Capitaine Léger !