mercredi 25 avril 2012

"Utilisation et investissement de la sphère Internet par les militaires" entretien avec Marc Hecker

L’Irsem (Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire) a publié une étude intitulée « Utilisation et investissement de la sphère Internet par les militaires », rédigée par Marc Hecker et Thomas Rid. A l’occasion de cette parution, j'ai posé trois questions à Marc Hecker. Merci à lui de m'avoir répondu.

Aujourd'hui, certaines armées font un usage plus intensif que d'autres du web et des réseaux sociaux : lesquelles, comment et pourquoi ?

Les armées américaines ont investi le web bien avant les autres pays. Cette avance peut être expliquée de différentes façons. Il y a tout d’abord un facteur culturel : les Américains sont d’une manière générale très « tech-savvy ». Le taux de pénétration d’Internet en Amérique du Nord est plus élevé que sur n’importe quel autre continent, les principales entreprises du secteur informatique sont américaines et les plateformes du web 2.0 les plus populaires ont été développées outre-Atlantique.


Il y a ensuite un facteur lié à la culture des armées : les armées américaines sont relativement ouvertes et estiment qu’elles ont tout à gagner à entretenir des échanges nourris avec le monde civil. En matière de nouvelles technologies, cela se traduit par exemple par des collaborations régulières entre le Pentagone et des grandes entreprises du secteur web. Avec Thomas Rid, nous avons par exemple rencontré à Washington un sous-officier de l’US Army qui venait de passer un an chez Google dans le cadre d’une mobilité extérieure. Autre trait culturel des armées américaines : elles favorisent l’innovation et les initiatives individuelles. Il y a plus de dix ans, un petit groupe de capitaines a eu l’idée de créer un forum, CompanyCommand, permettant aux jeunes officiers d’échanger de manière informelle. Cette initiative a été encouragée par l’Army qui a favorisé son développement. Aujourd’hui, CompanyCommand et Platoonleader – son équivalent pour les chefs de section – comptent près de 20 000 membres.

Enfin, il y a un facteur personnel qui entre en compte. Certains hauts gradés américains ont compris rapidement qu’Internet, les blogs et les réseaux sociaux étaient des outils de communication et de coopération puissants. Ils ont donc donné l’exemple en étant actifs sur le web et en cherchant à expliquer les potentialités d’Internet. Parmi ces personnalités, on peut citer le général Caldwell, le général Odierno ou encore l’amiral Mullen.

Si les armées des autres pays occidentaux se sont intéressées plus tardivement à Internet et aux réseaux sociaux, elles ont néanmoins rattrapé une bonne partie de leur retard. Les armées françaises en sont un bon exemple. Aujourd’hui, l’armée de Terre, l’armée de l’Air et la Marine sont présentes sur Facebook, Twitter et Dailymotion. Le ministère de la Défense dispose aussi de ses propres outils, notamment d’un espace dédié aux jeunes sur Facebook, « Parlons Défense ».

Dans votre étude, vous montrez que si des risques existent, ils ne sont pas considérables. Une vision paranoïaque ne semble donc pas justifiée?

Une vision paranoïaque n’est pas justifiée. Autrement dit, il ne faut pas surestimer les risques car les cas problématiques ne représentent qu’une petite minorité. A l’inverse, il ne faut pas non plus sous-estimer les risques qui sont essentiellement de trois ordres.

Il y a tout d’abord les fuites « involontaires », au sens où les soldats qui postent des informations sur les réseaux sociaux ne se rendent pas forcément compte que certaines données peuvent être utiles à leurs adversaires. L’exemple le plus connu a trait à l’annulation d’une opération de Tsahal suite à sa révélation sur Facebook par un soldat. Ce dernier avait écrit : « Mercredi, on nettoie [le village de] Qatana et jeudi, si Dieu le veut, on rentre à la maison ». Dans le guide du bon usage des réseaux sociaux publié récemment par le ministère français de la Défense, un autre exemple est donné : en 2011, un marin embarqué sur le Charles de Gaulle a annoncé sur Facebook son départ pour la Libye alors même que le déploiement du porte-avions n’avait pas encore été rendu public.

Le deuxième risque est celui d’une atteinte à la réputation de l’armée. Dans la plupart des cas, ces atteintes sont bénignes : il s’agit par exemple de soldats qui mettent en ligne des photos de beuveries. Elles peuvent être plus graves et avoir des répercussions au niveau politico-stratégique. C’est ce qui peut arriver, par exemple, quand des soldats publient des clichés ou des vidéos d’exactions.

Enfin, il existe un risque d’infiltration à des fins de renseignement. Par exemple, il y a quelques semaines, des internautes chinois auraient créé un faux compte Facebook à l’effigie de l’amiral Stavridis, ce qui leur aurait permis d’obtenir des données personnelles sur des hauts gradés occidentaux.
 

En quoi les armées peuvent-elles tirer profit des réseaux sociaux ?

Lorsqu’on parle des réseaux sociaux et des armées, l’accent est souvent mis sur les risques alors que l’institution militaire peut aussi tirer des bénéfices de l’utilisation de ces nouveaux outils. Les avantages en termes de communication sont évidents. Les « communicants » des armées peuvent désormais s’adresser directement à un large public, notamment aux jeunes. Alors que la dilution progressive du « lien armée-nation » préoccupe les responsables militaires depuis des années, Internet et les réseaux sociaux apparaissent comme un moyen moderne d’expliquer aux citoyens le rôle et les missions des forces armées. Les recruteurs bénéficient aussi largement des réseaux sociaux. Aux Etats-Unis, chaque centre local de recrutement de l’US Army dispose d’une page sur Facebook. En France, les choses sont plus centralisées. La page « Recrutement – Armée de Terre » compte près de 200 000 fans. Enfin, des initiatives « collaboratives » se développent aussi au sein des armées. Le succès des forums professionnels militaires aux États-Unis et le lancement par l’US Army d’une expérience visant à permettre aux personnels des armées de contribuer à la mise à jour de doctrines en utilisant un système de type « wiki » ne représentent probablement que les prémices de ces évolutions.

Cet entretien est publié simultanément sur l’Alliance Géostratégique et Ultima Ratio.

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