En s'appuyant sur ce qui se passait le long et autour de la ligne Morice lors de la bataille des frontières (avec le paroxysme des années 1957 et 1958), Michel Goya est revenu hier sur son blog sur un style de commandement élevant la confiance et la subsidiarité au rang de valeurs prépondérantes.
Cela m'a rappelé une ancienne fiche rédigée sur ce système mis en oeuvre à la frontière algéro-tunisienne. En voici quelques extraits (dont quelques lignes sur l'action des transmissions en cette année d'anniversaire, cf. à ce sujet le symposium 2012 des SIC organisé le 10 octobre à l'Ecole Militaire).
Le général Vanuxem, dans la verte, avec un de ses commandants de groupes mobiles
- Articulation des moyens et organisation du commandement
La Zone Est Constantinois (ZEC) (1) est sous le commandement du général Vanuxem, aussi commandant de la 2ème DIM (division d’infanterie mécanisée). Trois commandements se chevauchent sur le même espace avec des interdépendances opérationnelles :
- Le commandement du barrage, à la fois tactique et technique, sous l’autorité du commandement d’artillerie de la ZEC, aussi adjoint au général de Vanuxem, le colonel Boussarie.
- Le commandement territorial divisé en trois inter-secteurs autonomes : celui de Tébessa aux ordres du général Sauvagnac et de la 25ème DP, celui de Souk Ahras avec la 11ème DI du général Balmitgère et celui de Bône du général Vanuxem.
- Le commandement de six groupes mobiles d’intervention: très indépendants mais capables d’être couverts en cas de besoin par l’état-major divisionnaire. Ils sont sous les ordres du colonel Carplet, adjoint opérationnel du commandant de la ZEC.
Ces groupes mobiles (des GTIA actuels renforcés : cf ici ou ici ou encore là) sont organisés autour des régiments de réserve générale mis à disposition de la ZEC par le général Salan à partir de janvier 1958 (du nord au sud) : 1er REP (col. Jeanpierre), 9ème RCP (col. Buchoud), 14ème RCP (lieut.-col. Ollion), 8ème RPC (lieut.-col. Fourcade), 3ème RPC (col. Bigeard puis Trinquier). Ils sont en « chasse libre » sur les grands axes d’infiltration de l’adversaire et aident les troupes de secteur pour supprimer l’OPA adverse. Un dernier groupe mobile est organisé en avant du barrage autour du 3ème REI pour permettre les premières interceptions. En plus de cette ossature des groupes mobiles, des bataillons de marche d’infanterie, des batteries d’artillerie et des escadrons de cavalerie sont en renfort pour créer des GM homogènes. Finalement, ce sont 40 000 hommes de l’armée de Terre qui sont massés autour et le long du barrage (environ 380 km de long à son apogée).
- Le style de commandement
Ces événements sont souvent traités au niveau des compagnies ou des groupes mobiles mais rarement par le biais de la division. Pourtant cet échelon a été indispensable à bien des égards : l’efficacité du barrage repose sur la cohérence et la coordination parfaite de tous ses constituants. La personnalité du général Vanuxem autant que sa façon de diriger (en laissant une grande autonomie à ses colonels commandants les régiments) n’est pas étranger aux succès. Ce dernier bénéficie de prérogatives importantes qui autorise à demander des renforts hors de la ZEC (en particulier au niveau interarmées (2)), dirige de nombreux moyens et doit faire face à des conditions bien particulières où la concentration rapide des moyens en un point précis est indispensable.
Par ses directives, il rappelle la nécessaire souplesse de l’organisation face à un adversaire qui fait fi des limites territoriales administratives : "la chasse aux bandes requiert la poursuite à travers tous terrains et en dépit des obstacles". Les uns peuvent se rendre chez les autres quand l’objectif commun (un ennemi à détruire) le demande. La haute hiérarchie n’est plus faite pour transmettre des ordres et appliquer des décisions planifiées de longue date, mais "le commandement aidera au mieux, organisera l’action amorcée et l’alimentera plutôt que de la freiner. Le mieux placé, celui qui a l’action en main commandera ; les autres viendront à sa rescousse et selon ce qu’il aura prévu".
Ainsi, le niveau division, par les moyens dont elle dispose, permet de donner aux initiatives des niveaux subalternes l’ampleur voulu dans les délais les plus brefs possibles. Le général Vanuxem l’explique en personne : "Que soit imaginé le travail des états-majors qui prendront connaissance à 1h du matin, de l’intention de la manœuvre d’un commandant de groupe mobile (…). De sa propre initiative, il aura alerté ceux qu’ils pensaient intéressés. Il en aura ensuite rendu compte à l’autorité supérieure pour qu’elle puisse apporter les appuis nécessaires. Tous les moyens seront sur place avant l’aube où débutera la poursuite".
Pourtant, il ne s’interdit pas de prendre lui-même le commandement des opérations en se déplaçant lui-même sur le terrain. Ainsi, il organise fin avril un bouclage hermétique constitué de 33 compagnies et d’une centaine de véhicules espacés de 20 mètres, les phares allumés. Si la décentralisation de l’action est permise, c’est en partie par le fait que les unités dirigées sont rodées par des années d’expérience et par la répétition de manœuvres semblables : bouclage puis ratissage. Si le rendement fut excellent, le mécanisme automatique mis en place nuit peut-être à l'esprit d'initiative des officiers et à l'aptitude des petits cadres à manœuvrer.
Sources ECPAD
- Le soutien des transmissions
Afin d’innerver la ZEC et de relier les cellules élémentaires, les postes et les PC, un complexe réseau de transmissions filaires et radios est mis en place afin de faciliter les opérations quotidiennes d’intervention et de veille : "ne pas perdre le quart d’heure qui fait tout basculer lors de la perception du premier frémissement d’un passage".
Pour la diffusion des renseignements, un réseau relie les régiments parachutistes entre eux en plus du traditionnel réseau entre les quartiers des secteurs. Un réseau spécifique au barrage permet d’organiser les patrouilles et de réagir aux alertes entre les postes. Des récepteurs radios passifs permettent de capter les messages diffusés par d’autres cellules. Du PC de la Zone en écoute permanente viennent les renforts demandés. Tous s’appuient sur un réseau permanent souvent filaire qu’il faut régulièrement remettre en état suite aux coupures.
Lors des opérations, les systèmes radios portatifs se raccordent à cinq miradors installés sur des points hauts comme relais des communications. Des appareils munis de pinces crocodiles peuvent se brancher sur un fil nu courant le long du barrage. Pour les PC mobiles des opérations, les structures sont allégées. Un PC lourd divisionnaire compte pour les transmissions : un officier, 12 sous-officiers et transmetteurs transportés par cinq camions. Un PC tactique divisionnaire est transportable par hélicoptère en une vague : un officier et quatre hommes.
Globalement, la présence en permanence d’unités permet une efficacité des transmissions et une couverture jamais égalée en Algérie. C’est un exemple de l’adaptation des soutiens à ce nouveau visage des opérations. L’accélération du tempo des opérations est rendu possible par une réduction des moyens de tous les échelons au juste nécessaire.
(1) En 1957, l’Algérie est divisée en trois corps d’armée se superposant aux trois régions civiles (d’ouest en est) : l’Oranais, l’Algérois et le Constantinois. Chaque CA se subdivise en zones opérationnelles (coïncidant avec les départements). Le barrage algéro-tunisien dépend de la Zone Est Constantinois (ZEC).
(2) C'est un barrage en constante évolution, couplé à une organisation interarmées, qui se met en place en quelques mois après la directive du 26 juin 1956 d'André Morice, éphémère ministre de la Défense nationale). En mer, la Marine nationale patrouille afin d’arraisonner les navires suspects. Sur terre et dans les airs, l’articulation entre les obstacles, les troupes au sol et les moyens aériens assure la fermeture des 380 km de frontière utile. Le barrage n’est pas alors une fortification qui stoppe les franchissements, il ne vise qu’à détecter et localiser ces tentatives avant l’exploitation par les troupes d’intervention qui poursuivent et détruisent les bandes. Les mesures amont et aval forment un tout, un système où la frontière n'est pas pensée comme une ligne mais bien comme un espace.
3 commentaires:
Félicitations pour cet excellent article très pédagogique. Moi qui suis né au bord du barrage électrifié, à un shoot de ballon, de celui-ci (le terrain de football avait été arasé grâce aux bulls des militaires du génie), je peux affirmer que c'était, techniquement et humainement, une oeuvre colossale.
Mais, à quoi cela a-t-il servi ?
Peut-être à enrichir la société qui fournissait les centaines de kilomètres de barbelés. Le bruit a couru que cette société appartenait à André Morice l'initiateur du barrage.
Cordialement.
El Ghora.
Ah, je ne connaissais pas ce bruit sur les possibles liens entre Morice et des entreprises parties prenantes de l'ouvrage...
Pour l'utilité, cela a sans doute servi (complété par les opérations successives du plan Challe) à retarder l'inéluctable, en plus de, et cela a pu être préjudiciable à certains, renforcer l'ALN/FLN de l'extérieur qui est arrivée en position de force en 1961 et après, au détriment de l'ALN/FLN de l'intérieur.
Et merci pour votre témoignage.
Ancien chauffeur du colonel Boussarie pendant 16 mois je garde un excellent souvenir de lui.
J’ai sillonné le barrage chaque jour de Bône á Negrine.
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