Suite d'une série en 5 volets (normalement...) sur l'innovation dans les armées, après les propos introductifs et la nécessité d'une politique ambitieuse d'expérimentations, dont la première version a été plus que largement remaniée et augmentée, notamment suite à plusieurs échanges...
Afin que la réflexion et l’action ne se limite pas à un seul des pieds de la stratégie générale militaire, celle liée aux voies de l’action militaire (la stratégie dite "opérationnelle"), il s’agit d’amplifier les efforts d’adaptation de l’autre pied, celui de la stratégie dite "des moyens", comme définit dans sa structuration politico-militaire par le général Lucien Poirier (dans l’ouvrage Stratégie théorique II) ; C’est à dire celle s’intéressant à la création qualitative et quantitative, et la mise à disposition, de ressources militaires (hommes, équipements, etc.), notamment sa partie appelée "stratégie génétique" pour le développement de ces ressources. Et dans une moindre mesure, à la "stratégie logistique" pour leur acheminement au bon endroit et au bon moment (dans une approche de mise à disposition dépassant la manœuvre tactique logistique de flux). Cela conduit à s’intéresser à la fois aux processus, aux interactions entre organisations, aux budgets, aux modes de production, etc. Afin d’atteindre les objectifs de cette stratégie, la mise à disposition des ressources pour répondre au mieux aux besoins, de manière pérenne, il s’agit d’amplifier certains mouvements, dans lancer d’autres, de rééquilibrer certains usages, etc.
Sans doute pas une innovation de rupture, mais...
VAB version parasol (opération Barkhane - Sahel - août 2014)
Juste besoin des choix capacitaires, vous avez dit…
Dès la définition de l’architecture des forces, l’effort doit être fait pour rendre le modèle pérenne dans le temps, notamment par les choix technologiques retenus, tout en rendant possible l’accélération du rythme de l’adaptation, face aux adversaires présents ou futurs. Ainsi, il s’agit de ne pas toujours tenter d’atteindre une perfection absolue (en termes de spécificités, de coûts, etc.), difficilement atteignable techniquement, coûteuse sur tout le cycle de vie de l’équipement considéré (en possession et non juste en acquisition), et plus globalement en coût du cycle de vie de la capacité, en plus d’être chronophage dans la phase de développement. Cette quête, sans recherche au plus tôt d’un juste compromis assumé, conduit généralement à réduire les quantités du fait de la hausse des coûts unitaires. Or la polyvalence suppose le nombre (via une série homogène longue). Il s’agit potentiellement de rendre les opérations d’armement, et l’architecture globale, plus sécable (logique de batchs ? d’innovation progressive ? de frugalité technologique ?). Au-delà du fait que cela pourrait les faire basculer (notamment pur des questions de volumes) de la catégorie administrative "opérations d’armement" à "autres opérations d’armement" (AOA), généralement plus flexible en conduite. Notamment pour rendre plus raisonnable certains risques d’investissements du fait des montants en jeux, les conséquences d’éventuels échecs, les engagements sur des durées très (trop) longues pour garantir une rentabilisation, etc.
Ainsi, certains dogmes fondamentaux ne peuvent-ils pas être remis en partie en question ? Les équipements majeurs (avions, bateaux, blindés, etc.) doivent-ils être tous pensés pour avoir une durée de vie longue ? Comme les durées de vie escomptées, qui pèsent sur les risques de déclassement, des Tigre, Rafale et VBCI autour de 30 ans, missile MDCN ou FTI autour de 25 ans, etc. Ne peuvent-ils pas se contenter de répondre à des besoins plus réduits, notamment à des menaces émergentes et/ou changeantes, sur des périodes données ? Pour une opération donnée ? Pour une dizaine d’années ou sur la durée du marché de soutien initial ? Avec des coûts de possession potentiellement réduits si leur utilisation est prévue pour ne pas aller pour tous jusqu’à des grandes visites de maintenance, car l’engagement contractuel pris du maintien des spécificités attendues des équipements coûte de plus en plus cher avec le temps, du fait des risques et incertitudes reposant sur la garantie des performances. Avant que ces équipements, pour une rentabilisation financière partielle, ne partent sur un marché de l’occasion, aujourd’hui à fortement développer en termes de ressources humaines dédiées, de campagnes de prospection, de facilités contractuelles, de réintégration au budget des armées des crédits budgétaires réunis par les cessions, etc. D’autant plus que les équipements aujourd’hui à proposer par les armées sont généralement tellement usés, qu’ils ne sont pas toujours souhaités (ni souhaitables) pour nos partenaires…
En conséquence, dès la phase de définition des besoins et des spécifications, il serait possible de modifier les attendus, avec une approche plus frugale, pour une projection sur une donnée plus courte. Atteindre un milieu entre petites séries (pouvant faire parfois craindre les désavantages de micro-parcs à entretenir, qui aujourd'hui pourraient avoir des coûts moindres de maintien en condition vus certains progrès possibles en termes de maintenance, cf. ci-dessous) répondant à un besoin précis et séries de taille plus importante aujourd’hui peu atteignables pour un ensemble de facteurs. La quantité restant une qualité en soit, et pouvant d’ailleurs compenser en partie la non-précision de certains équipements, fruits de compromis, car insérés dans un système de systèmes unifié, permettant par le nombre de compenser certaines faiblesses (dispositifs étalés dans la profondeur, multicouches, redondances, etc.).
Des équipements qui seraient prévus pour durer moins longtemps, moins coûteux à l’unité sur leurs coûts de possession (du fait d’une durée de vie plus court), pourraient permettre un taux de rafraîchissement potentiellement plus fréquent, en permettant des économies sur l’absence de gestion à prévoir de leur fin de vie, généralement coûteuse. Surtout si en parallèle, des efforts sont réalisés dans le domaine de la maintenance, en termes de rapport coûts/efficacité, et en termes de montants absolus. Une certaine autonomisation des armées en termes de production et de maintenance, au-delà de certains sous-ensembles, n’est pas encore garantie à très court terme par l’émergence prometteuse de l’impression 3D / fabrication additive (produire soi-même, à la demande, même en opérations, etc. des prototypes, des pièces, etc.), mais est à pleinement expérimenter car bousculant la manière dont un certain nombre de fonctions opérationnelles de soutien (santé, commissariat, logistique, maintenance, etc.) agiront.
De plus, il pourrait être pensé à l’exigence d’équipements dotés d’une architecture ouverte et aussi flexible que possible, facilitant une logique d’innovation incrémentale (avec des marges de progression en termes de masse, de manœuvrabilité, d’espace libre, de puissance de calcul et de mémoire, etc.). Avec des réflexions à mener sur les risques assumables sur la stabilité à atteindre des premiers standards d’équipements livrés, les possibles rétrofits à mener ensuite, les standards de "low-rate initial production", etc. Pour favoriser une architecture ouverte, les armées pourraient faire un effort de définition / validation de standards techniques (notamment, mais pas que, pour la partie software), que les divers fournisseurs devront appliquer. Cela pourrait garantir, si ce sont les armées qui les définissent et/ou les valident (pour ne pas réinventer l’eau chaude d’éventuels standards civils convenables), l’absence de logique propriétaire des concepteurs d’équipements, qui peuvent nuire à la modularité (notamment à l’intégration de systèmes tiers, qui peuvent être limités par ces normes), ou à réduire les facilités de mise à jour, tout en limitant l’ouverture à la concurrence compétitive (notamment pour la maintenance). Tandis qu’en parallèle, les efforts sont à favoriser sur la modularité de sous-ensembles et autres kits de missions (des briques technologiques combinables et adaptables aux contextes et aux missions), le partage des sous-ensembles communs dans une logique de familles (par exemple, des ensembles communs dans les systèmes de missiles), les plateformes acceptant le plug and play avec des systèmes de missions à greffer selon les besoins, etc.
Vers de nouveaux modèles économiques et un effort d’innovation sur la production
Les stratégies d’acquisition, et notamment la contractualisation, pour permettre les mises à jour fréquentes attendues, sont également des pistes de réflexion, entre du purement patrimonial autour d’un cœur souverain, de la location d’équipements, de services, de capacités, etc. Ou encore des modes mixtes. Entre, par exemple, des plateformes détenues, exploitées et entretenues en propre (pour des garanties d’une certaine disponibilité, de préservation de la liberté d'action, etc.) et des capteurs plug-and-play loués, selon les besoins. Potentiellement via des contrats d’objectifs de fiabilité/disponibilité, au sein de stocks gérés par des acteurs industriels, permettant de disposer en permanence des derniers standards développés, sans avoir à acquérir à intervalles réguliers ces sous-ensembles. Comme peuvent tenter de le proposer actuellement certains fournisseurs de drones, hélicoptères, etc. Les capteurs et plus encore les services informatiques (et de transmissions/communications) sont de plus en plus caractérisés par des évolutions rapides (cf. la Loi de Moore pour l’évolution rapide des capacités de calcul, la durée du cycle de développement dans les technologies civiles sans rapport avec la durée des cycles d’acquisition dans le domaine militaire, etc.), rendant difficilement soutenables l’effort de maintenir le niveau de modernisation des systèmes informatiques propriétaires des armées. La mise à disposition de services, et pas seulement les infrastructures, peut permettre dans certains cas de mieux suivre les évolutions technologiques.
Néanmoins, les modèles économiques actuels d’un certain nombre de systèmiers/assembleurs devraient être alors rééquilibrés. Aujourd’hui, la majorité d’entre eux réalisent, pour résumer, une vente des matériels à perte, ou presque, et ont une rentabilité sur la longue durée de vie du produit, via les marges faites sur le maintien en condition opérationnelle : les services, les pièces de rechange, etc. Dans le cas d’équipements ayant des durées de vie plus courtes, il s’agira que ces acteurs puissent y trouver leurs avantages, et garantir, un enjeu stratégique en soit, leur pérennité, à même d’assurer l’approvisionnement et le maintien en condition opérationnelle des équipements, et les développements des générations d’équipements futurs. Cela devrait permettre que des équipements ne subissent pas d’acharnement thérapeutique, coûteux pour les maintenir en service malgré leurs âges faisant prendre des risques, l’absence d’industriels pouvant fournir certaines pièces de rechanges, etc. Cela serait le cas avec un lissage de la rentabilité, dès les premières années de la mise à disposition des équipements, une rentrée de capitaux faite selon des cycles plus lissés, afin de pour financer de manière plus continue les investissements en R&D et la modernisation de l’outil de production, etc.
En effet, l'adaptation doit se faire autant sur les produits que sur les capacités de production des industriels. Il s’agit de passer d'une logique d'industrie profondément fordiste (une production de masse de produits standardisé, qui garantit quasi uniquement par l’effet d’échelle la rentabilité) à une nouvelle ère de petites séries adaptées aux besoins (ou de moyennes séries, pour garantir la quantité en opérations et éviter les capacités échantillonaires subies et non désirées…). En reprenant les bonnes pratiques de l’industrie fordiste, où une forte standardisation (cf. plus haut) et une répétabilité des opérations s’appliqueraient même aux petites séries à la demande, il s’agit également d’intégrer des technologies aujourd’hui matures qui permettent de compenser la nécessité de l’effet d’échelle. Elles sont réunies sous les concepts d’Industrie 4.0 ou Industrie du Futur (en fait, déjà en partie Industrie du Présent dans certains secteurs d’activités). Par exemple, c’est s’assurer, en plus d’une innovation organisationnelle, de la continuité numérique entre les bureaux d’études et les usines, sur toute la chaîne de sous-traitance et jusqu’aux utilisateurs finaux. C’est saisir les opportunités offertes par la combinaison de l’impression 3D, du big data, des exosquelettes, de la cobotique, de la mobilité numérique, de l’intelligence artificielle, de la simulation, de la maintenance prédictive (et des nouvelles offres de services, encore à inventer, via tous les capteurs embarqués), etc.
"Les CP sont des CP" (pour "Crédits de Paiement"), expression moins parlante que "Money is money"
Pour un ensemble de raisons politiques, macro et micro-économiques (développées en partie ici : fardeau de la modernisation de la dissuasion nucléaire, réintégration des surcoûts OPEX, augmentation de la masse salariale du fait de sur-recrutements annoncés, régénération de l’existant, poids des programmes à effets majeurs déjà lancés, etc.), l’enveloppe budgétaire disponible pour les armées ne sera ni extensible outre-mesure en volume, ni pleinement agile dans sa répartition interne.
Ainsi, à enveloppe globalement constante, afin de maintenir et/ou reprendre une liberté d’action (c’est-à-dire la possibilité pour un chef de mettre en œuvre ses moyens à tout moment malgré l’adversaire et les contraintes du milieu) face à la sédimentation par strates qu’est la gestion budgétaire par la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF), il s’agit de retrouver des marges de manœuvre pour avoir les moyens d’innover (ce qui a un coût), face à l’imprévu et de manière agile. Ainsi, des crédits budgétaires non fléchés explicitement lors des lois de finances initiales (LFI) en début d’année pourraient être mis de côté, dans un Budget opérationnel de programme (BOP), pour couvrir des besoins non prévus, sans passer par des gymnastiques complexes de réattribution de crédits lors des lois de finances rectificatives (LFR) passées en cours d’année. Gardiens du temple de l’orthodoxie de la LOLF, n'ayez pas peur, cela peut bien se passer ! Et, dans le cas contraire, les mauvais usages, être punissables.
De même, de nouveaux équilibres entre des budgets de fonctionnement (en gros, le programme dit P178) et les budgets d’équipements (en gros, le P146) pourraient permettre de retrouver des marges, notamment avec une mise à disposition plus directe auprès de responsables opérationnels pour réaliser l’acquisition d’équipements en vue d’expérimentations ou d’urgences opérationnelles d'un autre niveau (où les considérations de pérennité de capacités industrielles et de leviers sur la base industrielle et technologique de défense seraient plus que secondaires). Potentiellement via des structures aujourd’hui tierces (type EPIC ou autres), pouvant, pour la gestion de programmes, posséder des biens matériels et être alimentées par des ressources propres pour des investissements moins conditionnés politiquement.
Des crédits budgétaires "innovation" à gestion décentralisée dans certaines unités opérationnelles pourraient voir le jour, à de véritables laboratoires tactiques en étant désignés "leader" dans certains domaines (milieux, capacités, etc.). Cette part, relativement réduite par rapport aux montants d’ensemble, doit tout de même permettre de préserver autant que possible l’exercice, extrêmement centralisé (pour des questions de cohérence capacitaire et de comptabilité entre systèmes), de programmation à long terme. Il est néanmoins nécessaire d’explorer les voies possibles alternatives (à titre expérimentale pour débuter ?) permettant de financer rapidement et à moindres coûts (administratifs notamment) l’aiguillon de l’adaptation, entre responsabilisation et moyens donnés aux niveaux inférieurs et cohérence d’ensemble garantie agilement par les niveaux supérieurs. Appliquer le principe de subsidiarité, également financière, avec une gestion par l’esprit plus qu’à la lettre. Que le niveau le plus pertinent puisse conduire l’action (en ascendant et en descendant), et que l’objectif principal soit d’aider les niveaux inférieurs à pouvoir aider les niveaux encore inférieurs.
De plus, la question des financements de l’innovation est complexe. Entre, d’un part, le dual qui est souvent vu comme une bonne raison de moins investir en R&D à vocation militaire, puisque l’innovation civile à tendance aujourd’hui à être plus rapide et efficace que l’innovation militaire, notamment pour des questions de taille des marchés donc de niveaux d’investissements (cf. par exemple le compte-rendu du GICAT sur le CES 2018 sur les innovations existantes dans le domaine des drones, robots, applications, solutions de mobilité, etc. ; Et d’autre part, le non-dual avec des spécifications et des besoins propres. Or la transposition de l’ensemble des technologies civiles au domaine militaire n’est pas possible forcément si facilement (et ce fait même parfois avec des coûts d’intégration certains). Ainsi, tirer profit en boucle courte des innovations issues du monde civil pour créer des ruptures ou garder le coup d’avance (pas forcément en soit, plus souvent via l’usage et l’intégration à d’autres innovations et/ou systèmes existants) sera nécessaire mais non suffisant.
A suivre...
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