jeudi 21 août 2025

Armée de Terre - La bataille des effectifs et des compétences

Au-delà des récurrents débats budgétaires et technologiques, le sujet des ressources humaines en nombre et en qualité reste central pour le maintien, la transformation ou l'augmentation d’un modèle d'armée. Puisant sa richesse dans les hommes et les femmes qui constitue la Nation, l’armée de Terre doit répondre année après année à ces objectifs de recrutement et de fidélisation. En 2023, les principaux responsables de l’armée de Terre s’étaient faits l’écho de difficultés de recrutement, pouvant mettre à mal le modèle de forces alors recherché. Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelles sont les actuelles marges de manœuvre d’évolution au vu du contexte ?


L'exception française d'objectifs bien tenus, mais une attention à conserver à moyen terme

La crise de début 2023 s’est résorbée selon la Direction des Ressources Humaines de l’armée de Terre (DRHAT), avec un retour à la normale dès fin 2023 sur le rythme mensuel de contrats signés (au-delà de la saisonnalité traditionnelle propre aux recrutements). Via un léger sur-recrutement en 2024, le retard a même été complétement rattrapé. Depuis lors (et ce jusqu’à au moins mi-2025), les objectifs sont atteints. « Une rareté à l’échelle européenne », et une interrogation récurrente pour tous les homologues du chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT) lors de ses échanges. De plus, les causes de ce décrochage conjoncturel ont pu être identifiées, avec un fort effet lié au Covid-19 qui a entraîné une perte de contact entre la chaine de recrutement et toute une classe d’âge : pas de journées défense et citoyenneté (JDC) en présentiel, pas de salons de formation, de stands sur des événements publics, etc. Surtout quand on sait qu’il faut environ 3 ans entre le 1er contact et la signature du contrat, et que c’est par une rencontre physique que tout se joue, même à l’heure de la généralisation du numérique. « Le recrutement, c’est avant tout une rencontre », qu’elle soit familiale, amicale… qui convainc ou qui conforte à pousser la porte, avec « des militaires qui recrutent des militaires ». La personnalité et la formation des personnes agissant dans le domaine sont donc évidemment un vrai sujet, au-delà du fait que tout militaire, actuel ou ancien, est un véritable ambassadeur.

Pour avoir quelques ordres de grandeur, chaque classe d’âge française compte actuellement (et pour encore quelques années) 800.000 jeunes garçons et filles. Le besoin annuel de l’armée de Terre s’établit en moyenne à 15 à 16.000 nouvelles recrues par an (dont 10.500 militaires du rang environ). Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de toucher environ 200.000 jeunes, ce qui est appelé le vivier de prospection, pour que 60 à 80.000 jeunes prennent contact, le vivier de candidatures, c’est-à-dire poussent la porte d’un organisme de recrutement. Après un processus de sélection (avec des dossiers ouverts, instruits et souscrits), plus de 15.000 jeunes parviennent dans les structures de formation (centres de formation initiale des militaires du rang, écoles…). A l’échelle macro, ce nombre de recrutés par an ne devrait pas connaître d’évolution notable, et ne pourrait sans doute pas en connaître sans forte évolution.

Si les objectifs sont atteints, l’attention est permanente, avec des flux qui doivent être maintenus année après année et des interrogations qui persistent sur la soutenabilité à long terme du modèle de forces d’une armée quasi entièrement professionnelle. Il pourrait devenir difficile, sans évolution exogène (notamment lié au contexte international), de faire évoluer fortement à la hausse le volume des flux entrants. Quelques frémissements positifs sont néanmoins signalés, par exemple pour la réserve opérationnelle (et les quelques 5.000 réservistes recrutés par an par l’armée de Terre). Néanmoins, la réserve opérationnelle obéit à une logique différente, avec une forte décentralisation de l’effort d’attractivité et une responsabilisation très forte des unités opérationnelles pour atteindre leurs quotas. Les risques d’éviction d’une composante vers l’autre sont aussi observés avec attention, et pour le moment décrits comme contenus.

Il y a donc un fort objectif de maintenir voir augmenter la surface de contact avec des candidats, décrits comme particulièrement « engagés » et volontaires, tout en maintenant le taux de conversion au même niveau. D’autant plus que des facteurs exogènes pourraient compliquer les choses à moyen terme (au tournant des années 2030), notamment à cause d’une forte baisse de la natalité depuis plusieurs années, contexte que connaissent déjà d’autres forces européennes. En effet, les classes d’âge se réduiront rapidement à 700.000 jeunes. A cela s’ajoute d’autres tendances, comme la baisse du nombre de personnes formées annuellement dans les filières scientifiques (avec un niveau Bac notamment) et donc des conséquences sur les équilibres à trouver concernant les compétences recherchées et celles à développer en régie.

Sans en être encore là, cela pourrait conduire à devoir changer de modèle, avec des variations (larges et diverses) autour de la conscription, une évolution à anticiper des équilibres entre les fonctions opérationnelles sur la manière de conduire les opérations, une évolution encore plus marquée des équilibres entre active et réserve… Surtout avec la forte compétition connue actuellement du fait d’un taux de chômage qui se maintient à un niveau plutôt bas, et d’un recrutement concurrentiel « très dur » sur certaines filières visées par d’autres employeurs (industrie, défense, aéronautique, numérique…). En réponse, se rapprocher le plus possible des écoles est décrit comme permettant de limiter la déperdition et comme facilitant les passerelles, via des carrières mixant de manière raisonnée les périodes entre les employeurs et offrant des vraies garanties d'employabilité

Au-delà, les jeunes recrues sont décrites comme se battant pour intégrer certaines unités et certaines spécialités (notamment pour les armes de mêlée), mais beaucoup moins pour d’autres. « La bagarre attire en somme, car 80% de ceux qui arrivent viennent naturellement pour être combattants », indique-t-on. Il n’y a donc à ce jour aucun souci à recruter des fantassins (qu’importe la couleur du béret), dans le cadre d’une armée de Terre française perçue comme d’emploi. Cela devrait même pouvoir être augmenté si nécessaire. Il y a par contre un important travail d’orientation pour faire découvrir certaines armes et certaines spécialités, face au poids des imaginaires ou à la méconnaissance. La visibilité donnée sur l’engagement des forces terrestres et son rôle perçu ans les opérations impactent ainsi très directement les vœux des jeunes intéressés. En 2025, un effort est ainsi fait particulièrement sur les unités blindées, certaines armes comme le Train et les Transmissions (dont les besoins sont complexes à combler), et certaines spécialités déficitaires mais pas moins d'intérêts. Les réorientations faites en interne dans le cadre de la transformation de l’armée de Terre ne suffiront pas à eux-seuls à combler les besoins de ces spécialistes, longs à former, qu'il faudra donc recruter ab initio.

Un dispositif de recrutement en forte évolution, cherchant à diversifier sa surface de contact

Pour réaliser ses objectifs, l’armée de Terre s’appuie sur une chaine dédiée au recrutement de quelques 800 personnes, avec 5 Groupement de recrutement et de sélection (GRS), 110 Centres d’information et de recrutement des forces armées (CIRFA) ayant vocation à rayonner à 60-80 km autour d’eux, et l’appui des quelques 80 régiments de l’armée de Terre qui se mobilisent avec des équipes dédiées pour une action décentralisée. Certains régiments (dans le Matériel, dans les Transmissions, dans l’Artillerie…) ont de vraies réussites dans le domaine, et parviennent à remplir en autonome plus d’1/3 de leurs besoins annuels. Sans réponse unique pour répondre aux besoins, l’approche doit être complémentaire, du fait des profils rencontrés et recherchés (les quelques 117 métiers de l’armée de Terre, les 6 statuts…). En plus de l'armée de Terre strictement, la DHRAT couvre aussi les besoins d’autres organismes (SCA, SEO, DRM, ComCyber, DIRISI, SSA…).

Une nouvelle campagne de recrutement (4 ans après la précédente) a été lancée en 2024, en lien avec l’agence Dentsu Creative. Elle est organisée autour de la notion du défi (« Peux-tu le faire ? ») et recherche à mieux afficher les métiers, notamment ceux plus déficitaires (maintenance, cyber, guerre électronique…). Un important travail de réalisation de vidéos-métiers est réalisé, sous différents formats, en partant de Youtube comme plateforme socle et jusqu’à un nouveau site internet dédié au recrutement prévu pour 2026. A l’échelle centrale et pour la gestion, la manœuvre RH sera facilitée par la mise en service dans les mois qui viennent d’un nouveau Système d’information de gestion des Ressources Humaines (SI RH) dénommé Sparta, permettant une complète dématérialisation et un suivi plus fin. La gestion du recrutement (et non le recrutement en tant que tel, affaire pour le coup humaine) est passée d’un sujet de vendeurs, à celui de psychologues puis aujourd’hui à celui de data-scientists.

Au-delà des dispositifs traditionnels, d’autres initiatives plus récentes sont menées afin d’offrir encore plus de produits permettant de répondre aux attentes. C’est le cas des écoles de spécialités de certaines brigades (amphibie ou montagne), même si dans des proportions encore réduites à ce jour. Cela se fait toujours sous la direction de structures-chapeaux, comme l’École nationale des sous-officiers d'active (ENSOA), pour garantir la cohérence d’ensemble de la formation. Ou encore les contrats de Volontaire découverte de l'armée de Terre (VDAT) qui trouvent bien preneurs. Des réflexions sont évidemment en cours pour chercher à généraliser des initiatives qui fonctionnent. Le cas de l’École militaire préparatoire technique (EMPT) est à ce titre illustratif, avec un vrai succès en termes du nombre de candidats intéressés (mais des questions qui demeurent autour du nombre d’encadrants et professeurs disponibles). D’autres EMPT pourraient voir le jour, les thématiques ne manquant pas (transmissions, matériel…), dans la continuité de l’ouverture de classes de défense au sein de lycées techniques, en-dehors de filiales générales, les niveaux BTS et Bac Pro étant un vrai axe d’effort. 

Le rôle des ambassadeurs est également décrit comme important, miroir des conseillers recruteurs, notamment ceux volontaires pour intervenir sur MyJobGlasses. Ils le font sur leur temps libre et échangent avec les candidats ou les prescripteurs (comme les parents). Les podcasts institutionnels, comme « Quartier Libre » avec le capitaine Nicolas Brault, participe également à façonner un environnement favorable. Cela se fait en plus du rôle des influenceurs militaires (Instagram, TikTok...), et du rôle clé des unités qu’ils représentent et auxquels ils sont identifiés. Ils facilitent notamment la réduction du choc de la militarité en faisant découvrir de l’intérieur les armées. Via un premier trophée du recrutement prévu en septembre, ils devraient être valorisés pour leur engagement. Peu de fautes les concernant sont observées par la hiérarchie, qui veille, mais surtout accompagne leur travail marqué par un important sens des responsabilités. Des partenaires extérieurs en création de contenus sont aussi mobilisés, pour aller toucher d’autres cibles. C’est le cas par exemple du travail léché fait par Military Machine envers sa communauté, autour des sujets de matériels, de maintenance opérationnelle, etc.

Rien ne serait efficace sans le combat quotidien pour maintenir « une marque employeur perçue » et « une marque employeur vécue » aussi proche que possible l’une de l’autre : « il s’agit d’incarner au quotidien ce que nous projetons » pour répondre aux attentes autour de l’aventure, de la confrontation au danger, de la communauté, etc. Cette marque employeur a été décrite il y a 6 ans, est présentée comme aujourd’hui maitrisée, et continue à être intégrée au sein de l’armée de Terre, permettant de lier le souhaité, le perçu et le vécu. Une réecriture de certains points est en cours pour faciliter l’adoption des grandes valeurs retenues : le mérite, l’altruisme, l’exigence, le dépassement de soi, l’équité, et la fraternité d’arme. Cela se fait en maintenant la très forte attention du chef d’état-major de l’armée de Terre vis-à-vis de tout ce qui déroge à ces valeurs, en traitant sans mollesse et avec exemplarité toutes les affaires liées.

De manière plus fine, des efforts sont présentés comme devant aussi être menés vis-à-vis de certains viviers, issus des centres urbains notamment, quand à l'inverse des viviers de recrutement (ruraux, ultra-marins…) continuent à fournir des flux importants de recrues. 15% des militaires de rang recrutés chaque proviennent ainsi des territoires ultra-marins, et ce année après année.

Enfin, au-delà du sujet de l’attractivité, la pérennité du modèle passera aussi par la fidélisation, et donc la gestion des carrières, autre sujet en soit qui n'est pas moins complexe. L’évolution du budget T2 des dépenses de personnel de l’armée de Terres, autour de 5,5Md€ par an, qui est une des attributions du chef d’état-major de l’armée de Terre, reste un des meilleurs leviers pour garantir cette fidélisation. En plus des réponses apportées aux évolutions en termes de profils et de déroulés de carrière. C’est sans doute dans cette fidélisation que des marges existent plutôt rapidement pour permettre d’augmenter progressivement, si besoin et de manière relative le format de la force opérationnelle terrestre (FOT). Les flux entrants ne devraient pas être en l'état en mesure de varier fortement d’une année sur l’autre à la hausse, surtout vue l'intégralité de la palette des métiers nécessaires pour garantir la cohérence d'ensemble de l'armée de Terre. De plus d'autres questions se feraient jour sur les structures de formation et la capacité à pouvoir absorber des flux plus importants. La bataille se poursuit donc, il en va de la cohérence de l'armée de Terre, sans recette magique, mais avec un fort investissement d'un ensemble d'acteurs.

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