vendredi 9 avril 2010

Remue-ménage sur le toit du Monde


Déjà auteur de différents articles sur Mars attaque traitant de l'Asie Centrale et du Moyen-Orient, Alexandre Guérin éclaire pour nous, depuis Moscou où il se trouve, les événements confus qui se déroulent au Kirghizistan.

Au lendemain de ce qui semble être la prise du pouvoir par l'opposition à Bishkek, la situation demeure confuse au Kirghizistan. Contraint de fuir la capitale pour se réfugier à Osh, dans le sud du pays dont il est originaire, le président Kurmanbek Bakiyev ne semble pas disposé à céder. L'incapacité des forces de sécurité à tenir la capitale, livrée aux pillards, ainsi que le soutien russe qu'auraient reçu l'opposition, laissent peu de doute sur l'issue de la crise.

Genèse d'une crise

Arrivé au pouvoir en 2005 à la faveur de la Révolution des Tulipes[1], Kurmanbek Bakiev était porteur de promesses de démocratisation et de réduction de la corruption. Cependant, sa disgrâce ressemble aujourd'hui étrangement à celle de son prédécesseur et adversaire, Askar Akaiev. Cette crise politique est en effet le résultat d'une conjonction de facteurs à l'œuvre depuis un certain temps.

Natif du sud du Kirghizistan, Bakiev incarnait la fin de la mainmise du nord sur l'administration. Cependant, plutôt que d'associer les différentes régions du pays à ses réformes, il s'est constitué une garde rapprochée où des relations familiales et claniques se sont vues confier des postes haut-placés. En octobre 2009, sous prétexte de combattre la corruption, il a même initié une réforme visant à faire passer le ministère des Affaires étrangères et le Comité d'État à la Sécurité Nationale sous contrôle direct de la Présidence. De nombreuses voies s'étaient alors élevées contre une mesure qui renforçait son pouvoir personnel plus qu'elle ne luttait contre les dysfonctionnements. Accusé de dérive autoritaire, le président Bakiyev fini par perdre le soutien de la plupart de ses compagnons de route, à la manière d'un Saakhachvili aujourd'hui décrié par ses anciens alliés.

À cette exaspération s'ajoutent de nombreuses difficultés économiques. La crise économique mondiale frappe en effet le Kirghizistan, directement et indirectement, via la diminution des enveloppes envoyées au pays par les émigrés et les menaces d'expulsion pesant sur les Kirghizes travaillant en Russie. Par ailleurs, le pays doit faire face à une augmentation importante du prix de l'énergie (gaz et produits pétroliers) induite par l'élévation des droits de douane imposés par la Russie sur ces marchandises. La fermeture du point de passage de Kara-Suu par l'Ouzbékistan - en représailles de la construction par le Kirghizistan d'une centrale hydroélectrique susceptible d'affecter le débit du fleuve Syr-Daria - frappe également l'économie kirghize. Enfin, la Russie a récemment annoncé qu'elle interrompait les versements accordés à la construction de cette centrale au motif que les fonds transférés n'ont pas été utilisés dans le but prévu[2].


Le Président kirghize a donc réussi à s'attirer l'animosité de ses plus puissants voisins, l'Ouzbékisan et la Russie. Les tensions avec l'Ouzbékistan sont fréquentes autour des questions hydriques, du tracé des frontières et de la présence supposée de militants islamiques (Hizb-ut-Tahrir et Mouvement Islamique d'Ouzbékistan[3]) dans les zones ouzbékophones du Kirghizistan. En revanche, les tensions avec la Russie sont nouvelles. La décision du président Bakiyev d'autoriser la création à Bishkek d'un centre d'entraînement à l'antiterrorisme sous supervision américaine en plus de son refus de fermer la base de Manas semblent décidé Moscou à prendre des mesures. Le traitement réservé aux Russes du Kirghizistan ainsi que l'utilisation particulière par le président Kirghize des fonds destinés à la construction du barrage ont également pesé dans la balance. Preuve supplémentaire de cet agacement, de nombreux médias russes disposant d'une certaine audience au Kirghizistan ont récemment émis des critiques vis-à-vis du président. Certains commentaires portant sur le sort fait aux Russes présents dans le pays laissaient même entrevoir la possibilité d'une intervention militaire directe[4].

Perspectives

Alors que se constituent à Bishkek des milices dans le but de mettre fin aux pillages, la question de savoir comment peut évoluer la situation se pose. Chassé de la capitale et isolé sur le plan international, le Président Bakiyev semble à terme devoir renoncer à son poste. Il pourrait également tenter de défendre son poste et la ville d'Osh contre le nouveau gouvernement, entraînant le pays dans une guerre civile comme celle qu'a connu le Tadjikistan voisin[5].
Ce scénario est cependant peu probable pour plusieurs raisons. D'une part, les États-Unis ne laisseraient pas un pays indispensable à là logistique militaire en Afghanistan sombrer dans le chaos. D'autre part, l'opposition, si elle a bien reçu le soutien de Moscou (qui aurait envoyé 150 parachutistes renforcer la protection de la basse russe de Kant), pourrait compter en dernier ressort sur un appui militaire russe pour reprendre le contrôle de la ville d'Osh. Une perspective à même de décourager les partisans du président déchu de résister.

[1]Ce soulèvement, nommé d'après les « Révolutions de couleur » de Géorgie et d'Ukraine, a évincé le président en poste depuis l'indépendance, Askar Akaiev.
[2]Aujourd'hui, seuls 450 millions d'USD sur les 2,15 milliards prévus ont été effectivement versés.
[3]Ces deux mouvements recrutent leurs membres essentiellement au sein de la population ouzbèke de la région.
[4]Il était fait référence à la guerre de Géorgie en 2008. Étant donné que la doctrine militaire russe envisage la possibilité d'opérations extérieures visant à protéger ses ressortissants dans l'étranger proche, un tel scénario ne peut être écarté, même s'il demeure improbable.
[5]Point de comparaison intéressant, les camps adverses (ex-communistes et Opposition Tadjike Unie - OTU) dans ce conflit étaient grosso-modo organisés selon une ligne de clivage nord-sud (respectivement Gharm et Kulyab).

2 commentaires:

Frédéric a dit…

Il faudra voir comment va se dérouler la ''fin'' de l'ex président, va t il se rendre ou tenter une guérilla ?

L'opposition à semble t'il au moins la capitale en mains et Washington et Moscou n'ont pas envie d'une guerre civile supplémentaire sur zone.

Anonyme a dit…

Bonsoir

D'après les informations dont je dispose (Article du "Monde" consulté à 22h heure de Paris), Bakiyev aurait abandonné le pouvoir - selon l'opposition. Moscou et Washington semblent en effet s'accorder sur le fait que l'ex-président n'est plus une donnée essentielle de l'équation et ferait mieux de s'effacer.

La fracture Nord-Sud pourrait-elle déboucher sur une guerre civile? Pas entièrement impossible à terme mais en l'état actuel des choses assez improbable. A mon sens, le plus gros risque vient plutôt de la Vallée du Ferghana, pour l'essentiel contrôlée par l'Ouzbékistan dont le Président reste inamovible depuis l'indépendance.

A. Guerin