mercredi 2 octobre 2013

Avons-nous encore besoin de capacités amphibies ? (Entretien)

Cet entretien avec le lieutenant-colonel Garnier, officier de l'armée de Terre détaché au Laboratoire de Recherche sur la Défense de l'Ifri et auteur du récent Focus stratégique "Le pari de l'amphibie: risque tactique, influence stratégique", a été réalisé en collaboration avec le blog Ultima Ratio.
 
1. En quoi les opérations amphibies se différencient-elles d’autres opérations militaires ?

La rupture de milieu entre la mer et la terre est la caractéristique majeure d’une opération amphibie. Cette rupture intervient sur une côte potentiellement hostile, en l’absence d’infrastructures portuaires utilisables, sans quoi il ne s’agirait que d’un transport maritime stratégique.
 

Cette rupture physique a deux corollaires majeurs. D’une part, elle entraîne une difficulté logistique considérable puisqu’il faut débarquer les approvisionnements en l’absence d’infrastructures dédiées, ce qui ralentit le tempo de l’opération et rend délicate son exploitation (difficulté à débarquer les renforts). D’autre part, les unités terrestres débarquées ont été plus ou moins dissociées tactiquement en embarquant dans les différentes barges de débarquement. Avant de combattre de manière optimale, il leur faut donc se reconstituer, éventuellement sous le feu de l’ennemi et à découvert.
 
Des procédés modernes permettent de pallier ces inconvénients, en partie tout au moins. "L’enveloppement vertical", c’est-à-dire l’assaut héliporté depuis un porte-hélicoptères amphibie, permet de s’affranchir de la conquête d’une tête de plage. La manœuvre y gagne en agilité. De même, le "sea-basing" a pour objet d’organiser la logistique à partir de bâtiments ad hoc situés en mer. Cela étant, ces deux procédés ont leurs limites. Ils tendent à limiter la manœuvre amphibie tant en envergure (volume de forces pouvant agir de la mer vers la terre) qu’en intensité (les hélicoptères ne peuvent mouvoir que des unités légères et restent vulnérables à la menace sol-air). 

2. Quelles opportunités offrent les opérations amphibies dans un contexte stratégique où des opérations du type Normandie ou Corée apparaissent peu probables ?

Les opérations amphibies ont une connotation sanglante dans notre imaginaire, puisqu’on en a essentiellement retenu les hécatombes des Dardanelles (1915) ou du Jour J (Omaha Beach entre autres, en juin 1944).

La probabilité d’un tel scénario apparaît aujourd’hui extrêmement faible, sinon nulle. La masse qu’il fallait concentrer pour de telles opérations fait défaut. Toutefois, des opérations amphibies offensives de faible à moyenne envergure ne sont pas à exclure (raid stratégique, assaut surprise sur des îlots contestés par exemple en mer de Chine méridionale ou orientale, etc.).

Au-delà de cet aspect offensif et conventionnel, l’amphibie révèle avant tout sa pertinence comme multiplicateur d’influence stratégique. En effet, sa probabilité d’emploi dans des contextes de basse intensité est beaucoup plus probable. Les moyens amphibies permettent en premier lieu l’évacuation rapide de ressortissants, devenant même incontournables lorsqu’aucun aéroport du pays en crise n’est fonctionnel. L’opération Baliste au Liban en 2006 nous rappelle le caractère toujours très plausible de ce type de scénario. Puisqu’ils combinent une bonne mobilité aux niveaux stratégique et tactique (emploi d’hélicoptères et de barges une fois sur les lieux dévastés), les grands bâtiments amphibies fournissent le moyen idoine pour intervenir en cas de catastrophes naturelles majeures frappant par exemple nos territoires d’outre-mer ou un pays tiers (Haïti, 2010). N’oublions pas que les BPC disposent d’infrastructures hospitalières de haut niveau (dont deux blocs opératoires). Enfin, un pays possédant de tels moyens peut effectuer une "entrée en premier" sur un théâtre, ce qui lui donne de facto un poids militaire important au sein de la coalition intervenant, et, partant, une influence politique sur la conduite générale de l’opération. Pour finir, l’outil amphibie est un atout dans le cadre de la diplomatie navale, qu’elle soit "douce" (escales, assistance, exercices avec pays amis) ou "dure" (intimidation, disposition d’une réserve de théâtre prête à l’emploi au large). La souplesse militaire de l’emploi d’une force amphibie autorise l’autorité politique à varier les effets qu’elle souhaite produire, y compris au dernier moment puisque la force embarquée est "prête à l’emploi".
 

3. Quelle coopération européenne en matière amphibie et quelle place pour la France dans cette architecture à multiples tiroirs ?

L’amphibie européen est à géométrie variable. Au niveau multilatéral, il existe depuis décembre 2000 l’IAE (Initiative Amphibie Européenne) visant à améliorer l’interopérabilité entre les cinq pays disposant de cette capacité (Royaume-Uni, France, Italie, Espagne, Pays-Bas). Des relations bilatérales très étroites matérialisent également depuis de nombreuses années une coopération entre le Royaume-Uni et les Pays-Bas (1973-UKNLAF, pour United Kingdom Netherlands Amphibious Force) et, plus récemment, entre l’Espagne et l’Italie (1997-SIAF, pour Spanish-Italian Amphibious Force).

Le traité de Lancaster House prévoyant la mise en place d’une Combined Joint Expeditionary Force (CJEF) apparaît très prometteur sur le plan de la coopération amphibie franco-britannique. Non seulement les deux pays ont des modèles complémentaires (centré sur les trois BPC pour la France, décliné en bâtiments davantage différenciés pour le Royaume-Uni), mais surtout, les atouts de l’un comblent utilement les faiblesses de l’autre et inversement. En effet, une opération amphibie met en œuvre un grand nombre de moyen interarmées. Or la France peut mettre dans la balance l’unique porte-avions européen à catapulte. Elle détient aussi une flotte d’avions de patrouille maritime, alors que le Royaume-Uni souffre d’un déficit capacitaire en la matière. A l’inverse, la Royal Navy compte un plus grand nombre de bâtiments de combat, modernes et bien armés, que la Marine nationale. Elle est aussi bien mieux pourvue en bâtiments logistiques. Le concept du CJEF en version amphibie a été testé au cours de l’exercice Corsican Lion en 2012, dans un scénario de haute intensité. Ces premières expérimentations sont très encourageantes et font sens sur le plan stratégique, alors que les deux pays partagent une culture expéditionnaire similaire.

4. Jusqu’à quel point, selon vous, les opérations amphibies nécessitent une spécialisation des capacités ? Quels sont brièvement les enjeux capacitaires à venir dans ce domaine ?

La rupture de milieu physique mer-terre conditionne une spécialisation des capacités ayant entrainé, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, une émulation technologique pour disposer du meilleur outil. Il s’agit de partir le plus loin possible de la côte (pour être à l’abri des frappes), d’aller le plus vite possible, d’emporter la charge utile la plus importante possible et de pouvoir plager sur la quasi-totalité de littoraux. Combiner tous ces facteurs a un prix et il faut donc trouver un compromis abordable. Pour le cas français, plusieurs enjeux capacitaires restent en question.

Tout d’abord, quel sera à terme le nombre de grands bâtiments amphibies, puisque le Livre blanc de 2013 a entériné la suppression du 4ème BPC ? Gardera-t-on le TCD Siroco, sachant qu’avec seulement trois grands bâtiments, la France décrocherait en termes de tonnage par-rapport au Royaume-Uni, avec lequel elle joue jusqu’à présent en "première division" européenne. Moins de bâtiments signifie au final moins de souplesse d’emploi.
 

Ensuite, la batellerie a connu un effort de modernisation avec l’arrivée progressive des quatre Engin de Débarquement Amphibie Rapide (EDAR) pour remplacer en partie des Chalands de Transbordement Maritime (CTM) assez âgés et aux performances nettement moindres. On devrait logiquement parvenir à 6 EDAR, soit deux par BPC. Cela reste quand même pour le moins parcimonieux, puisqu’il n’y aurait aucun moyen réservé dans une optique d’entrée en premier avec un volume de forces significatif. Quant aux trois BATRAL présents dans nos DOM-COM, ils seront remplacés par des « Bâtiments Multi-Missions » (BMM), sans capacités amphibies.

S’agissant du matériel des forces terrestres, les deux brigades à vocation amphibie (6ème BLB et 9ème BIMa) pourraient utilement disposer d’un parc d’Hagglunds (BvS10), ce véhicule offrant des conditions de traficabilité hors du commun sur des plages non aménagées.

Enfin, une opération amphibie en mode coercitif doit pouvoir bénéficier d’un appui-feu massif. Celui-ci est essentiellement fourni par des vecteurs aériens (Tigre, Rafale, etc.) mais l’appui feu naval possède des atouts complémentaires. Or, la France ne disposera plus de canons de marine de calibre important, se limitant au 76 mm Oto Melara pour les FREMM et les Horizon. On se heurte ici à un trou capacitaire qui pourra éventuellement être édulcoré par le développement d’une munition de 76 de type Vulcano, plus précise et tirant beaucoup plus loin… et donc plus onéreuse.
 
NDLR (FdeStV) : Ce sujet se révèle être particulièrement d'actualité alors que se tient actuellement dans le sud de la France le dernier exercice d'évaluation du véhicule haute mobilité (VHM) en opération amphibie (cf. aussi ici) depuis le bâtiment de projection et de commandement BPC Mistral (avec en plus une section de militaires italiens).
 
 
Le 21è RIMa (Fréjus), pilote sur cette expérimentation, dispose de 13 BvS10 Viking, véhicules réalisés par la filiale suédoise Hagglunds de la société américano-britannique BAE Systems. Ils sont modifiés par la société française Panhard (filiale de Renault-Trucks Defense) pour l'intégration des armements (comme la tourelle téléopérée Kongsberg) ou des systèmes d'information.
 
 
 
Alors que la commande initiale de l'armée de Terre portait sur une centaine de véhicules, elle a été revue à la baisse en 2010 à 53 véhicules, devant équiper à la fois la brigade d'infanterie de montagne (qui a déployé 8 VHM BV 206 protégés en 2009 en Kapisa - Afghanistan) et les unités amphibies. Cette première tranche est donc devenue finalement la première et la dernière.
 
Un tel nombre de véhicules (13) permet d'équiper en partie un sous-GTIA (groupement tactique interarmes) pour le débarquement sous-blindage en terrain difficile : une compagnie de combat, des éléments du génie (issus généralement du 1er REG), une unité de reconnaissance type SAED (Section d'Aide à l'Engagement Débarqué) et un élément artillerie (mortiers de 81 mm).

Pour équiper un GTIA complet, cela nécessitera de disposer de l'ensemble du parc de véhicules, utilisé soit pour un GTIA montagne soit pour un GTIA amphibie (de manière non simultanée), soit en mixant les véhicules d'ancienne génération et les véhicules de nouvelle génération (en particulier pour des opérations en milieu montagneux).
 
Des véhicules de type VBL (véhicules blindés légers) de différentes versions (et ayant conservé leurs capacités amphibies, donc sans avoir été outre-mesure alourdis...) complètent la dotation en véhicules de ce sous-GTIA expérimental, en plus de véhicules spécialisés du Génie comme l'EGAME (Engin du Génie d'Aménagement - cf. photo ici) pour l'aménagement des plages.

A terme, des questions demeurent sur les unités qui s'entraîneront et pourraient utiliser en opérations ces véhicules (notamment entre la 6è BLB et la 9ème BLBIMa pour la composante amphibie), ainsi que sur la gestion du parc de véhicules, que cela soit au sein de manière centralisée (type PEGP : politique d'emploi et de gestion des parcs) ou de manière plus décentralisée au sein des unités.

5 commentaires:

Le marquis de Seignelay a dit…

Bonjour,

A propos de l'appui-feu naval je ne suis pas tout à fait d'accord. J'oserais prétendre que c'est en raison de l'absence de progrès significatif sur la portée des canons de Marine qu'ils ont été délaissés au profit du développement de l'aéronaval. Ce n'est pas tant la taille du calibre qui a joué que cette portée peu significative (une quarantaine de km pour les 406 d'un cuirassé Iowa ou une dizaine pour les 76 et 100 de la Marine nationale).

Tout comme il faudrait relever que l'appui-feu naval offre les mêmes qualités que l'artillerie terrestre, et en premier lieu de pouvoir offrir un appui permanent là où les aéronefs ne sont pas toujours sur zone pour "x" raisons (entre autonomie et menaces).

L'US Navy développait une nouvelle munition de 155 après la seconde guerre d'Indochine et elle a été abandonnée. Elle revient en force avec le programme LRAP qui équipera les trois destroyers Zumwalt : la portée devrait dépasser les 100 km, voire plus.

La réflexion est un peu la même que pour le développement de la battellerie : éloigner les navires de la plage. Mais c'est également un moyen d'appuyer la manoeuvre aéroamphibie dans la profondeur.

Alors, certes, les munitions seront plus onéreuses : et alors ? Dit-on la même chose aux artilleurs et aux aviateurs avec leurs munitions guidées ? Mêmes causes, mêmes conséquences et le gain tactique est plus qu'appréciable. Même un canon de 76 Marine avec une munition Volcano offrirait un gain.
Là où on atteint un compromis difficile c'est quand on regarde la dépense en rapport à la quantité d'explosif envoyée et au regard de la cadence de tir (pour les 155).
Néanmoins, c'est toujours moins coûteux que quantité de missiles dans le même schéma d'engagement.

Ensuite, du temps de la guerre amphibie post-seconde guerre mondiale, il existait des chalands d'appui-feu pour soutenir un débarquement avec de grosses pièces de Marine (de mémoire, on pouvait même voir un 127 sur un chaland). Cela poserait la question de l'armement des EDA-R qui pourrait soutenir (un peu) le feu si besoin était.

Nous atteingnons nos limites sur ce sujet en France car nous n'avons pas les budgets pour adopter du 155 sur nos frégates, et ce n'est plus faute de budgets, mais de place que nous ne pouvons pas embarquer des chalands spécialisés dans nos BPC (2 EDA-R et pas plus dans le radier).

C'est bien vrai que c'est là que le partenariat avec les britanniques montre toute sa pertinence. Néanmoins, nous aurions moins de problèmes si les BPC avaient été commandés "régulièrement" : les deux premiers coûtaient 290 millions d'euros, le troisième 450 et le quatrième aurait pu être à autant. Calculez que pour la somme des trois premiers, nous aurions pu en avoir presque 4 pour la même dépense : c'est de l'argent perdu pour tout le monde.
Tout comme les programmes BIS, BATSIMAR, B2M et BSAH tournent autour d'un même tryptique pour l'Action de l'Etat en Mer : il s'agit d'avoir sur chaque façade maritime, au moins, un patrouilleur hauturier, un navire logistique (et pourquoi pas avec un radier) et un navire de servitude. Autant de choses qui pourraient servir lors d'opérations amphibies de basse intensité.
Sans compter toutes ces rumeurs sur la "Frégate de Taille Intermédiaire" (FTI) qui pourrait être une absalon française, soit la résurgence du Bâtiment d'Intervention et de Souveraineté !

La Guyane pourrait être un formidable creuset d'expérimentations fluviables avec un dérivé de l'EAD-R de CNIM pour la patrouille fluvialle pouvant débarquer des VBHM ici et là.

Bref, il manque une vraie réflexion sur les opérations amphibies mineures avec les bateaux de l'AEM et les moyens prépositionnés : c'est une réflexion Terre-Marine qui doit être menée et les opérations amphibies doivent structurer les moyens navals dans ce cas.

BPCs a dit…

Assez d'accord avec Mr le Marquis :
et comme aurait Mr de La Palisse :
Si on avait organiquement plus de navires capable de plageage, la question du manque de capacité amphibie se poserait moins drastiquement !

Or effectivement la CNIM avait proposé plusieurs dérivés de l'EDAR allant jusqu'au patrouilleur hauturier (MPC2).

Et d'autre part, la CNIM avait élaboré tout un système de container de mission permettant d'adapter un EDAR à une conformation de patrouilleur léger apte à déployer des RHIB.

Or on a clos l'option d'acheter d'autre EDAR alors qu'on va pondre des Specs diverses et variées pour les 2 Patrouilleurs Légers Guyannais, alors qu'un EDAR aurait apporté à la fois une plateforme tenant bien la mer mais tout autant capable de placer quelques véhicules... Et enfin capable si nécessaire d'être réintégrée dans un BPC si ops majeure en vue.

Sur le versant terrien des opérations amphibies, la remarque vaut tout autant :
On pleure la moitié de la commande des BVS-10 annulée que parce que l'on n'a pas de matériel utilisable en nombre :
Mais à 1,7 m€ pièce, on comprend que la pilule ait du mal à passer ...

Dans le récent exercice amphibie, l'usage des VB2L avec nouveaux hydrojets et boudins avait le mérite d'attirer l'attention sur un matériel ubiquitaire adapté à un besoin soecifique de milieu...

Milieu ! le mot est laché :
Tellement, il résonne avec les problématiques spécifiques de l'amphibie , de la montagne mais aussi de l'Air via la question de l'échelon d'urgence.
Et toutes tournent autour la question du poids.

Malheureusement, ce qui était solvable par une solution future à la sauce VB2L, tant qu'il y avait un VBMR léger voire un EBRC léger dérivé du CRAB de Panhard se termine en impasse quand ce double programme se restructure autour d'une unique plateforme lourde de classe 20-25t.

À ce moment, on n'a effectivement plus que nos yeux pour pleurer/déplorer l'absence de moyens amphibies ...
Mais le peu de BVS -10 Viking n'est que l'arbre cachant la forêt !

BPCs a dit…
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Kouak a dit…

Une question sur l'emploi de BVS10 depuis la mer.
Sont-ils relâchés depuis le radier du BPC (et logiquement pas trop de la plage puisque ce ne sont pas des engins très marins), ou depuis la rampe d'une barge ?

F. de St V. a dit…

@BPCs : (vous aviez envoyé deux fois le même commentaire, j'en ai caché l'un des deux).

@Kouak : 2 solutions pour les VHM soit ils sont plagés directement soit ils sont lâchés en pleine mer (non loin des plages), mais ils ne peuvent pas se déplacer rapidement en mer car ne se servent que de leurs chenilles pour avancer (et ils n'ont non pas d'hydrojets).