dimanche 10 mai 2009

Le milieu, la technologie et la décision


Aux conférences traitant, de loin ou de prêt, de l’art de la guerre, il est redondant de voir s’opposer les représentants des trois armées, distingués par leur espace traditionnel de manœuvre (air, terre, ou mer). Chacun défendant la prééminence de son milieu pour la décision finale. Ce débat, pas simple en soit, se double d’une deuxième opposition entre des techno-sceptique et des technophiles. Pour faire simple, les « rustiques » terriens employant du low-tech (par volonté autant que par restriction budgétaire) s’opposent aux volants et aux navigants utilisateurs de moyens high-tech. Le récent concept de l’armée de l’Air ne dit-il pas : « d’une manière générale, l’usage de l’aviation militaire tend à remplacer le capital humain par du capital technologique ». Les débats dérivent et cela parle de quantité, qualité, apport technologique, place de l’homme et des systèmes, etc. Après un brin de causette, la conclusion qui s’impose, arrive : tout le monde est nécessaire mais attention à la « juste suffisance technologique ». Et chacun s’en va, s’insurgeant contre l’Autre qui a remis en cause sa culture de travail et ses équipements.

Alors, est-ce seulement une bataille parisienne d’amphithéâtres sans répercussions sur l'emploi et la finalité des armées ?
Car quotidiennement en manœuvre et en opérations, l’interarmées se fait : opérations amphibies ou héliportées, appui-feu aérien, etc. Pourtant ces questions d'un unique « milieu de décision » (le fait que chacun puisse parvenir à l’effet final recherché ou EFR) et de l’apport technologique ne sont pas si futiles en soit, même si des résultats concrets sont perceptibles. La technologie dans les armées est pérenne dès que des réponses ont été trouvées aux deux questions : pourquoi et comment ? Ce qui revient grosso modo à élaborer un concept et une doctrine.

Dans le
FT-01, il est écrit : « comme l’emploi de la force s’applique, essentiellement, dans le champ des sociétés humaines, c’est dans le milieu terrestre qu’il trouve, analogue en cela au passé, son domaine d’application principal, car c’est là que se nouent et se dénouent les crises ». Pour l’armée de l’Air : « Elle contribue de manière décisive à l’exercice du monopole de la violence légitime par un État dans son ciel et à l’utilisation à des fins opérationnelles des ressources offertes par la troisième dimension ». Donc tant que la guerre que l'on étudie sera celle entre des volontés humaines où l'on ciblera les hommes (corps et esprit) ou les éléments affiliés (sol, équipement, etc.) : le milieu terrestre semble devoir être prééminent.

Au cours de l’histoire, les stratégies basées sur le « tout aérien » ont montré leurs limites. Les dernières opérations d’intervention ont mis en avant la nécessité d’au minimum « menacer » l’adversaire d’une phase terrestre d’entrée sur le théâtre pour contrôler le terrain afin d’ensuite contraindre les volontés adverses. Ce fût le cas pour les opérations au-dessus du
Kosovo en 1991 où frapper les cinq cercles de l’ennemi ne suffit pas comme stratégie.

Jusqu’à récemment, le déroulement de la campagne était encore
phasé : une longue campagne aérienne précédait une offensive terrestre éclaire comme ce fût le cas durant la guerre du Golfe de 1991 ou même à Gaza lors de Plomb Durci : l’une était au service de l’autre ? que la première fût suffisante était un espoir? Mais de plus en plus, l’aérien et le terrestre se superpose dans la phase d’intervention simultanée : quelques goulets d’étranglement au niveau commandement ont sauté et la boucle observation-orientation-décision-action est assez réduite pour être gage de sûreté pour les troupes au sol. Lors de la première phase de l’Operation Iraqi Freedom, le 19 mars 2003, Bagdad est bombardé et les divisions de la Coalition pénètrent par le Sud. Que dire du Liban au 2006 quand finalement un dernier effort au sol fût décidé vers le fleuve Litani devant la stagnation de frappes aériennes sur Beyrouth et ailleurs.

Pour la stabilisation, il en est de même. Il est hypocrite de dire que les Israéliens ont pu se retirer avec succès de la bande de Gaza en 2005 car ils avaient la
maîtrise des airs par la surveillance des drones ou les « attentats ciblés » des hélicos et des chasseurs. La question du contrôle du milieu depuis les airs se pose toujours aujourd’hui au même endroit : la célèbre devise « qui tient les hauts tient les bas » s’appliquerait uniquement en tactique depuis le sol et non depuis les airs ?

Le travail (je devrais dire : l’excellent) de la Marine nationale au large de la Corne de l’
Afrique relève du mythe du « Tonneau des Danaïdes » : on arraisonne, on questionne, on transmet, et on recommence. De là dire que la solution (non forcément avec emploi de la force) se trouve à terre, il n’y a qu’un pas lorsque l’on souhaite impacter des faits (les captures des pirates) autant que des conditions économiques de pauvreté et des pratiques ancestrales culturelles de prédation. Durant la guerre Iran-Irak dans le Golfe persique (1980-88), le harcèlements des tankers et des plates-formes pétrolières ont certainement motivé les pressions diplomatiques et le déploiement de flottes occidentales mais le « presque million » de pertes à terre y est aussi pour beaucoup.

La Marine se conçoit de moins en moins comme uniquement une force opposable à une autre Marine. Ce tournant est résolument pris avec la commande d’un 3ème
BPC en France dont la vocation est bien de beacher ou déposer des forces à terre, les débats sur les opérations littorales depuis le large, les SEM décollant du Charles de Gaulle pour cercler au dessus de l’Afghanistan ou l’attrait pour les plates-formes lanceurs de missiles de croisière Tomahawk. Ainsi, si la guerre sur terre se « navalise » par certains aspects (immensité maritime et zone lacunaire, pion tactique du navire et FOB, etc.), la Marine est prise dans le tropisme des opérations vers les terres.

Alors finalement ce débat, est-ce seulement une posture pour s’agripper à son budget, une défense corporatiste de ses intérêts ou des caches sur les yeux pour empêcher de voir la réalité,
bien loin de la « vision synergistique » (de mémoire, une expression made in Joseph Henrotin) nécessaire ? Plus facile à dire qu'à faire...

P.S.: La technologie rapportée au milieu ou l'impact de l'homme et de la force sur le milieu sont des sujets complexes: donc ce ne sont que quelques pistes incomplètes qui sont émises au dessus.

Et pour aller beaucoup plus loin, lisez l'excellente analyse de Stent "Repenser la guerre au 21ème siècle: abandonner le milieu pour recombiner l'espace d'opérations".

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