Aline Leboeuf, docteur en science politique et chercheur à l’IFRI, est l’auteur d’une récente étude sur la réforme du secteur de la sécurité (RSS) à l’ivoirienne. Elle avait déjà répondu à nos questions sur « Toutes les réformes du secteur de sécurité sont-elles des échecs ? », et ce nouvel entretien publié en-dessous permet cette fois-ci d’approcher ces problématiques avec un cas concret.
1/ En Côte-d’Ivoire, qu’est ce qui caractérise l’approche « par le haut » de la RSS depuis la crise électorale de 2011 ?
Le Président Ouattara, élu en 2010 et réélu en 2015, a fermement voulu et soutenu la réforme du secteur de sécurité, qui est mise en place par un organisme qui ressemble au National Security Council américain, le Conseil National de Sécurité. Ce CNS est composé à la fois de ministres et des responsables des organisations du secteur de sécurité. Grâce à son secrétariat et à des points focaux dans les administrations concernées, il pousse les réformes décidées dans le cadre d’une stratégie nationale de sécurité.
La Côte d’Ivoire bénéficie bien entendu du soutien des Nations Unies et des bailleurs de fond, comme la France ou les Etats-Unis, mais l’appropriation du processus par le haut est réel.
Des efforts ont été fait pour élargir la prise en charge du processus de RSS « par le bas », par la société civile, les médias, le Parlement et les collectivités locales, mais ces efforts sont plus du domaine de la communication du haut vers le bas qu’un véritable effort de mise en boucle et d’appropriation « par le bas ».
2/ Cette réforme profondément top-down ne conduit-elle pas à limiter les effets dans les plus bas niveaux hiérarchiques ?
Oui et non. Au sein des institutions, les militaires, les policiers et les gendarmes bénéficient même aux plus bas niveaux hiérarchiques des formations mises en place, et pour certains, des équipements et armements, ou voient bien comment certains de leurs collègues y ont accès. La RSS, ou du moins la réforme de leur institution d’appartenance, est concrète pour eux, même s’ils ne sont pas forcément d’accord avec la façon dont elle est mise en œuvre.
Le problème est plutôt vis-à-vis de la société civile. Il n’y a pas vraiment de débat public en Côte d’Ivoire sur la réforme du secteur de sécurité, et certains sujets comme les anciens combattants de zone (les chefs des rebelles du Nord) restent un peu tabou. Je ne parle même pas du contrôle des budgets attribués à la RSS par le Parlement et la société civile, qui est quasi inexistant. Souvent la presse communique l’attribution d’équipements à une force de sécurité mais sans vérifier si cette force se l’est bien procurée et l’usage qui en est fait.
3/ Une solution locale a-t-elle trouvé face aux deux problématiques, communes à de nombreux pays, que sont la dépolitisation des forces et la répartition des missions entre les différentes forces du pays ?
Non et ce sont là deux grands problèmes de la RSS en Côte d’Ivoire. La « dépolitisation » des forces de sécurité est vue comme une dépolitisation de ceux qui étaient pro-Gbagbo et est remplacée par une autre forme de politisation, un contrôle de fait des forces de sécurité par des dirigeants favorable au Président réélu en 2015. Ces dirigeants sont parfois, voire souvent d’anciens comzones ou leurs héritiers, qui traînent de nombreuses casseroles et pourraient être poursuivis par la CPI. Des progrès ont été faits pour réduire leur influence et ces progrès doivent être soulignés, mais ils restent encore insuffisants.
D’autre part, la répartition des missions entre forces du pays commence à se préciser en théorie, avec une mise en avant du rôle de la police et de la gendarmerie sur le territoire national dans les textes de stratégie/doctrine/lois de programmation, mais le rôle des militaires reste toujours aussi fort et déterminant, comme on l’a vu lors de l’attentat de Grand Bassam. S’il faut se réjouir de cette efficacité militaire, on peut néanmoins souhaiter que soit mis en place un système de primauté de la police et de la gendarmerie dans lequel l’armée n’intervient que sur la demande expresse du politique pour pallier aux lacunes des forces primo-intervenantes. Cela reste encore très difficile à réaliser en Côte d’Ivoire. Cela s’explique aussi par le différentiel de capacités des forces (les forces spéciales sont mieux armées que la police pour intervenir). Mais cela se comprend aussi par la défiance initiale du pouvoir vis-à-vis de la police et de la gendarmerie en 2011, qui a beaucoup diminué depuis avec leur dépolitisation réelle. Aujourd’hui ces forces semblent témoigner d’un soutien de plus en plus fort au pouvoir en place, ce qui pourrait poser problème pour les prochaines échéances électorales, par exemple si le ministre de l’Intérieur actuel, Hamed Bakayoko, est candidat. On revient à la question de la politisation, qui se pose rappelons-le dans de nombreux pays occidentaux, y compris à certaines périodes en France.
4/ Alors que des progrès indéniables sont à souligner selon vous, quels sont les axes d’efforts à poursuivre au cours du second mandat d’Alassane Ouattara ?
Ils sont divers :
- Dépolitisation, comme expliquée au-dessus ;
- Donner les moyens aux forces de police et de gendarmerie d’assurer leur primauté sur la sécurité intérieure et recentrer les forces armées sur leurs missions de contrôle de frontière et de force d’appui en réaction rapide ;
- Professionnalisation à poursuivre ;
- Renforcement de la cohésion au sein de l’armée, en soutenant une diversification de l’élite à la tête de l’armée pour réduire l’influence des anciens rebelles du Nord ;
- Réduire la part des salaires dans les budgets des forces de sécurité pour renforcer la formation et les équipements (notamment en vue d’une meilleure mobilité) ;
- Plus largement, mettre en œuvre les documents de stratégie (notamment la loi de programmation) qui tracent de nombreuses pistes utiles et nécessaires mais ne sont pas toujours suffisamment appliqués car ils impliquent des arbitrages politiquement sensibles (par exemple sur la réduction du format des forces) ;
- Enfin, suivre de près les forces déployées au Mali et leur retour dans de bonnes conditions pour éviter de conduire à un autre coup d’Etat (un problème déjà posé en 1999 par le retour des casques bleus ivoiriens de RCA).
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