vendredi 6 juin 2014

70 ans après - Opérations de bréchage et innovation dans les armées (+MAJ)

Aujourd'hui, nous parlerions "d'adaptation réactive" ou "d'urgences opérations". Il y a 70 ans en Normandie, c'était aussi de l'ingéniosité et de la débrouille, quitte à passer outre les procédures...

Le franchissement de vive force d’obstacles battus par les feux ennemis semble jusqu’à récemment appartenir aux schémas inspirés typiquement des opérations de la Seconde Guerre mondiale ou des oppositions face au Pacte de Varsovie. À la lumière des opérations menées en Afghanistan, la permanence de cette dialectique entre l’obstacle et le véhicule qui cherche à s’en abstraire se retrouve. 


Afghanistan - L'esprit de Hobbart et de Cullin, plusieurs décennies plus tard

Pour les armées, cela signifie l’impétueuse nécessité d’être équipées des moyens adéquats. Dans le cas contraire, il est nécessaire de mener à bien des programmes permettant de combler ces lacunes. Déjà lors de la Seconde guerre mondiale, les Alliés ont été contraints de concevoir en urgence des solutions innovantes. Les lourds moyens actuels ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les matériels de l’époque.
 
1/ Le précédent normand

L’échec du débarquement à Dieppe en août 1942 (opération Jubilee) met en évidence le besoin de disposer d’une gamme de véhicules appuyant les fantassins lors de la conquête des littoraux français. Le renforcement des défenses côtières (fossés, mines, bunkers, etc.) et plus tard les combats dans le bocage imposent le développement de matériels capables de détruire des fortifications, de déblayer des obstacles ou d’éviter l’enlisement des véhicules.

Les funnies face au Mur de l’Atlantique

La préparation du débarquement de Normandie rend urgent le développement de tels engins. Rappelé au service actif, le Major-general britannique Percy Hobbart (1885-1957) prend en octobre 1942 le commandement de la 79th Armoured Division. Les prototypes développés puis produits en série sous sa direction à partir de châssis existants (Sherman ou Churchill) reçurent le nom de funnies ou de clowns en raison de leur aspect inhabituel.


Parmi différents modèles, on notera le Churchill Carpet-Layer (Bobbin) surmonté d’un rouleau de toile renforcée de 30m de long qui se déploie à mesure que le char avance et évite que les véhicules ne s’embourbent. Si ce système est adapté aux véhicules à roues, les chenilles l’abiment rapidement, ce qui rend souhaitable son remplacement dès que possible par des plaques métalliques. 
Inspiré des méthodes de la Première guerre mondiale, le Churchill Fascine est muni sur le devant d’un imposant fagot de bois de 3,35m permettant de combler les fossés pour faciliter leur franchissement. Les fagots situés à l’avant gênent le pilote qui doit être guidé par son chef de char et sont particulièrement dangereux lorsqu’ils s’enflamment en étant touchés par des projectiles. 
Le Bullshorn Plough est un char (Sherman ou Churchill) devant lequel est fixée une double charrue qui déterre les mines et les écarte sur les côtés.
Le Churchill ARK (pour Armoured Ramp Karrier) est un char sans tourelle sur lequel est fixée des rampes à l’avant et à l’arrière déployables pour permettre le passage d’autres véhicules par-dessus des fossés ou des trous d’obus allant jusqu’à 15m de long. 
Le Churchill Conger tracte une chenillette équipée d’une housse remplie d’un liquide explosif propulsée par une roquette. Face à la zone à nettoyer, la roquette est tirée tractant une housse. Cette dernière est alors remplie de liquide explosif qui lors de sa mise à feu, fait détonner les mines.
Le BARV (Beach Armored Recovery Vehicle) est un Sherman conçu pour renflouer les barges échouées et évacuer les épaves qui encombrent la plage pendant l’assaut en les poussant hors des chemins d’accès. Il peut se mouvoir dans l’eau jusqu’à une profondeur de 3m grâce à l’ajout d’une haute casemate. 
Enfin, l’AVRE (Armoured Vehicle Royal Engineer) est un char Churchill doté d’un mortier de 290mm qui porte à une centaine de mètres. Ses projectiles, surnommés Flying Dustbins ou "poubelles volantes", de 18kg de napalm ou de 13kg d’explosif sont capables de venir à bout de la majorité des bunkers. Sa cadence de tir est faible (2 à 3 coups par minute) et le rechargement est périlleux car il doit se faire par l’extérieur.


Face au Mur de l’Atlantique, les funnies développés par les Britanniques sont abondamment employés lors des opérations Overlord et Dragoon (MAJ : cf. ici pour un aperçu précis). Les escadrons de la 79th Armoured Division sont mis à la disposition d’autres formations durant la libération de la France, l’unité étant dissoute en août 1945. Les Américains en utilisent peu, à part surtout le Sherman DD (pour Duplex Drive), char amphibie muni d’hélices et d’une jupe en caoutchouc lui permettant de flotter avec un succès plus ou moins relatif. Il est propulsé jusqu’à la terre ferme par deux hélices à 4 ou 5 nœuds de moyenne (9 km/h) et est maintenu en flottaison par une jupe en caoutchouc rétractable. 

- Le coupe-haie du sergent Cullin

Peu après le Débarquement, une innovation purement américaine facilite le dénouement de la bataille autour de Carentan et Saint Lô. À la base du Cotentin, les troupes américaines affrontent durement les Allemands dans un terrain propice à une défense d’usure. En effet, le terrain est hérissé d’haies plantées sur des buttes de terre délimitant des clos de quelques dizaines de m². Les vues sont réduites et les véhicules se déplacent à travers des chemins étroits et prévisibles car trop rares. Ne nécessitant pas d’installations défensives complexes (un simple trou peut servir de retranchement), les Allemands s’accrochent au terrain. Autour d’un char ou d’un canon automoteur, quelques fantassins allemands munis de mitrailleuses et d’armes anti chars résistent.


Face aux haies, les Américains emploient d’abord les rares chars munis de lames Dozer. Le sergent Curtis G. Cullin (un tankiste de la 2nd Armoured Division) a l’idée de fixer des dents en acier de 90 cm de long sur le devant des chars pour arracher les haies au ras du sol tout en garantissant une protection à l’équipage. Il récupère l’acier des chevaux de frises abandonnés sur les plages. Ce plan remonte jusqu’au général Bradley de la 1st US Army. Sans demander un avis technique au Génie, le général ordonne sa généralisation. Du 15 au 22 juillet, 600 chars en sont équipés et l’infanterie bénéficie alors de l’appui des chars lors de l’opération Cobra qui obtient la percée décisive sur le front de Normandie.

Le combat d’infanterie devait être décentralisé (d’un côté comme de l’autre) au plus bas échelon afin d’aller réduire une par une les résistances allemandes. Ainsi dans certaines phases de "la bataille des haies", il est estimé que trois mètres de conquis se fait au prix d’un Américain tué. Pour les GI’s, "à ce rythme là (2 km en 9 jours), la guerre peut durer dix ans".

En 1961, Culin est même cité par le président Eisenhower dans un discours louant l’ingénieux système : "Il était une fois un petit sergent qui s’appelait Culin et il eut une idée. […]. Son idée est montée à son capitaine, à son colonel, si haut que quelqu’un a pu en faire rapidement quelque chose, c’était le général Bradley". L'épopée enjolivée était née.

2/ Les couteaux suisses blindés du Génie


La ménagerie de l’inconventionnel Hobart sert jusqu’à la guerre de Corée avant d’être remplacée par une gamme de véhicules construits sur des châssis de Centurion ou de Chieftain. Ces derniers sont employés durant l’opération Granby, volet britannique de la première Guerre du Golfe en 1991. Dans la droite ligne de ces engins multi-missions, des modèles bâtis sur des châssis de M1 Abrams ou de Challenger sont actuellement visibles durant les opérations menées dans le Helmand, bouillante province du sud afghan.

- Des moyens qui répondent avant tout à un besoin

Les exemples historiques ont bien montré que l’utilité de tels engins dépend de leur capacité à répondre à un besoin identifié. En Afghanistan, la principale menace est constituée par les IED, employés abondamment par les insurgés. Représentant 30% des attaques dirigées contre la coalition, ils sont responsables de 70% des pertes (dont celles d’experts en déminage). Y faire face pour assurer la protection de la population et des forces est l’une des priorités, pour ne pas dire la mission structurante de nombre d’opérations, d’acquisitions de matériels et de réflexions doctrinales.

Le sud de l’Afghanistan est la région où les insurgés sont les mieux implantés : 60% des incidents IED du théâtre y ont lieu. Depuis la nomination du général McChrystal en mai 2009, la coalition tente d’y reprendre l’initiative. Rompant avec la traditionnelle pause saisonnière des combats, les opérations se sont poursuivies durant l’hiver. Ainsi, l’opération Cobra’s Anger au nord du Helmand, à Now Zad, est lancée début décembre 2009 par un millier de Marines et une centaine de soldats afghans. En février 2010, l’imposante opération Moshtarak au centre du Helmand, à Marjah et Showal, est menée par 15 000 hommes après une importante campagne de communication stratégique.

Dans les deux cas, les insurgés, informés des préparatifs, ont eu le temps de renforcer leurs lignes de défenses en piégeant massivement les axes et les compounds abandonnées. De plus, un complexe système d’irrigation construit, en partie, par des ingénieurs américains dans les années 50-60, permet l’agriculture. Ces canaux sont autant d’obstacles naturels ou de caches toutes faites pour des IED. Les rares axes, piégés en conséquence, sont des points de passages obligés pour les véhicules. L’emploi d’hélicoptères lourds (avec d’ailleurs pour la première fois en Afghanistan, le trirotor MV-22B Osprey) permet de s’affranchir des axes et donc de contourner la menace. Il est néanmoins nécessaire de dépolluer le terrain afin de permettre le retour à la vie normale des civils ainsi que le passage du ravitaillement.

C’est pour cela que les armées américaine et britannique déploient deux modèles assez similaires d’engins qui permettent de réduire les risques et les délais par des opérations de brèchage mécanisées et non manuelles. Pour l’Assault Breacher Vehicle (ABV) et le Trojan, ces deux récentes opérations sont leur baptême du feu.

L’ABV de l’US Marines Corps

Ce modèle de 70 tonnes est basé sur le châssis du M1A1 Abrams. Grâce à un moteur de 1 500 chevaux, il atteint sur la route les 45 mph. Un pilote et un servant composent un équipage réduit au minimum. Des épiscopes et des caméras garantissent une vue à 360°. En plus d’un bras excavateur, de charrues frontales et d’un fagot de fascines, l’ABV est doté de deux roquettes de 770 kilos de C4 ou Miclic (Mine Clearing Line Charge). Généralement, deux véhicules avancent côte à côte pour nettoyer chacun une zone de 5 mètres de large.

La genèse de l’ABV est symptomatique des liens complexes entre les composantes des forces américaines. Dans les années 90, l’US Army lance le programme Grizzly. Il est abandonné en 2001, victime de coupes budgétaires. Discrètement, les Marines reprennent le développement. Un an plus tard, les tests débutent, et en mai 2007 commencent la production pour un coût de 3,75 millions de dollars l’unité. Aujourd’hui, une quarantaine d’ABV sont en service dans le Marine Corps et plus surprenant, l’US Army décide d’en acheter plus de 150.

Utilisé une première fois à Now Zad par le 2nd Marines Combat Engineer Battalion, l’ABV est réemployé à Marjah. En décembre 2009, cinq ABV ouvrent six brèches pour une longueur totale de 11 km. Vingt-quatre roquettes sont tirées, dont certaines sur des compounds fortifiés qui sont littéralement soufflés. Les retours d’expérience sont satisfaisants même si des problèmes perdurent au niveau du déclenchement des roquettes. L’équipage est parfois obligé de débarquer afin de le faire manuellement.


- Le Trojan britannique

Le modèle britannique Trojan est construit par BAE Systems sur le châssis d’un Challenger 2. Pesant 62 tonnes et muni d’un moteur de 1 200 chevaux, il est doté des mêmes systèmes que l’ABV américain. La roquette auto-propulsée Python (remplaçant la Giant Viper des années 1990) est capable de nettoyer une zone de 250 mètres de long sur 7 de large. Pour sa protection, l’équipage de trois hommes dispose d’une tourelle téléopérée de 7,62mm et d’un lance-fumigènes. Lorsque sa charrue est actionnée, il avance à une vitesse de 10 km/h et retourne la terre jusqu’à 35 centimètres de profondeur.

Il fait ses débuts lors de la prise de Showal dans le district de Nad-e-Ali, tout juste arrivé sur le théâtre. En effet, le renseignement a alerté de la présence d’importants champs de mines. Six semaines après l’expression du besoin par le commandement britannique et sans expérience préalable pour ces engins, des Antonov An-124 acheminent trois Trojan. Ils sont servis par le 26th Engineer Regiment, épaulés sur place par des ingénieurs de BAE Systems pour la maintenance. Ils appuient durant l’opération Moshtarak, la progression de véhicules tout-terrain Viking (eux-aussi construits par BAE Systems) du 1st Royal Tank Regiment.

Plus que des reproductions améliorées des modèles de la bataille de Normandie, les actuels engins sont des hybridations intégrant de manière modulable un ensemble de sous-systèmes sur une même plate-forme. Employés lors de combats de haute-intensité, ces poids lourds du Génie ont pu être déployés en raison des caractéristiques physiques du Helmand. Contrairement au reste de l’Afghanistan, cette région n’est pas couverte de montagnes mais de déserts ou de plaines fertiles garantissant une bonne mobilité. 

Inspiré d'un article rédigé en 2010 pour DSI

Aucun commentaire: